mardi 15 mai 2012

IV. La philosophie en conflit



Une récapitulation s'impose.

La tradition philosophique s'ordonne autour de la re­cherche de la vérité, Que peut bien signifier cet enjeu ? Rechercher la vérité signifie que dans notre existant un tri, au minimum, est à faire, sinon une remise en cause de ce que nous tenions jusque là pour établi. Au terme de la recherche se révèle un reste, le vrai­semblable, le faux, le simulacre.

La valeur de vérité n'est pas la seule à être justi­ciable de la démarche philosophie; le beau, le bien la théorie, 1'empirie, etc.. peuvent ainsi être dégagés de la gangue qui les dissimule.

Il est frappant de constater que tous les objets dont la philosophie s'occupe sont des terrains d'accords contractuels entre des instances, individu, institution, nation, etc. qui entrent en dialogue entre elles.

Qui irait se prévaloir du faux, du laid, du mal? Et même lorsqu'on se prévaut de ces valeurs négatives, c'est que l'on a quelque intérêt à soutenir une position paradoxale par rap­port aux valeurs communes.

Globalement, ce qui vaut est la pertinence du terrain d'accord mis en tiers entre deux interlocuteurs.

La philosophie, dans sa démarche classique, ne s'intéres­sant pas à l'objet qui se prévaut de tel ou tel terrain d'accord, mais des terrains d'accords eux-même, occupe une position d'arbitrage entre les usages différents d'un même terrain d'accord.

Poser la question "Qu'est-ce que le vrai" revient à évaluer deux "vérités" l'une par rapport à l'autre. A jauger quelle "vérité" est plus vraie que l'autre "vérité". A l'entrée de ce texte, en mettant l'accent sur la rhétorique particulière de la classe de Terminale, nous avons montré comment un tel mode d'évaluation court le risque de biaiser le conflit qui se joue entre l'utilisation divergente de deux arguments ou de deux rhétoriques proches. Puis, en prenant l'exemple, chez Isocrate, de la valeur du mérite, nous avons débouché sur la notion de topos comme règle d'utilisation de l'accord.

La valeur du mérite ne peut pas s'attribuer au sportif, car le mérite est associé, dit Isocrate, au topos de la quantité : la quantité de personnes à qui profite le mérite d'une seule. Or le sportif ne profite qu'à lui tout seul. Il n'est donc pas méritant.

Alors que dans l'échange des paroles quotidiennes, ou dans notre rhétorique habituelle, nous recherchons les terrains d'accords les plus efficaces, la philosophie va tout à l'in­verse. Etant donné un terrain d'accord, un tiers pertinent, la philosophie détermine quels sont les objets qui peuvent légitimement se prévaloir de ce tiers à partir du topos qui lui est adéquat.

Lors de notre incursion dans les "Règles pour la direction de l'esprit", nous avons effectivement constaté que Descartes, à partir du terrain d'accord :

"Le but des études doit être de diriger l'esprit pour qu'il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui"(1).

disqualifie le topos usuel de la particularité pour mettre en avant le topos de la totalité. La science change alors de figure pour se plier aux exigences du topos-atout.

"Il faut donc bien se convaincre que toutes les sciences sont tellement liées ensemble, qu'il est plus facile de les ap­ prendre toutes à la fois, que d'en isoler une des autres". (2)

(1)DESCARTES, R. Règles pour la Direction de l'Esprit; La Pléiade p.37. (2)Id. p.38.

De façon identique, Marx pose des terrains d'accord, la "transformation", le "mauvais côté de la société", qui pourront avoir, soit le défectueux soit le adéquat de la pratique. Pour Descartes comme pour Marx, nous avons identiquement relevé la mise en généralité du terrain d'accord mis en tiers : '"esprit" ou la "transfor­mation" sont les seuls tiers possibles, l'un pour la science l'autre pour la société. Si bien que la mauvaise utilisation de l'accord, par la mise en oeuvre d'un topos inadéquat, aboutit à sa mise en simulacre.

Cependant, nous n'avons pu nous défendre d'un sentiment d'ambigüité, que nous avons pu expliciter en prenant à rebours les discours marxiste et cartésien. S'agit-il de changer de topos pour la mathématique chez Descartes, le prolétariat chez Marx, ou revalorise-t-on ce terme méconnu uniquement pour utiliser le bon topos ?

Fait-on des mathématiques afin de pratiquer l'ordre par l'écriture et la lecture différée, ou nous servons-nous de ces techniques pour mieux raisonner mathématiquement?

Faisons-nous la révolution afin de donner à la pratique sa juste place ou sommes-nous pratiques parce que c'est la seule voie possible pour révolutionner l'existant?

Nous pensons l'avoir amplement démontré, cette inversion entre l'enjeu poursuivi et l'accord mis en tiers est le fruit d'une crainte de perdre la légitimité. Dans les "Règles", Descartes met en scène son trouble. Par contre, nous avons reconstitué comment Marx, obéissant à la logique de la place assignée aux ouvriers, disqualifie la légitimité bourgeoise afin d'instaurer une nouvelle légitimité qui permette d'échapper à la prise de l'adversaire.

Ainsi, au terme de notre parcours, nous avons pu proposer une nouvelle définition de la philosophie axée sur la non­ généralisation des terrains d'accord mis en tiers. Plus, nous avons, à plaisir, insisté sur la multiplication des tiers pos­ sibles. Tout comme nous avons mis en valeur le passage d'un tiers à un autre, puis le retour en arrière, bref la bascule topique, contre l'enracinement philosophique sur un terrain d'accord unique.

En ouvrant la porte à la multiplicité des rhétoriques et des terrains tiers, nous n'avons pas simplement découvert la richesse des topoi possibles, la confrontation entre les topoi  "bas"  et les topoi "hauts", les topoi  "théoriques" et les topoi  "techniques". Si nous en restons là, nous tomberions nous-mêmes sous notre critique précédente.

Schématisons l'écueil possible:

....................... SCHEMA A VENIR

En érigeant la,"vraie" philosophie comme la pratique de la pluralité des topoi , nous transformerions notre action dans les pratiques ouvrières en démonstration pour la phi­losophie. Par delà le renversement hiérarchique, sinon dans le renversement même du théorique" en "technique", la philosophie se perpétuerait comme discours propre et finalement absolument clos sur lui-même.

Ce qu'il nous faut ici penser, c'est, au contraire, la possibilité d'une diversité irréductible des philosophies. Evidemment, cela serait commode si nous pouvions couvrir notre risque d'illégitimation d'une prétention à la philo­sophie en son essence. Non, nous prenons le risque d'affirmer que notre parcours nous semble être philosophique pour "telle" ou "telle" raison. Sans ôter de leur force aux topoi classiques qui régissent la philosophie scolaire. Simplement, nous limiterons ce risque, - si risque il y a - en faisant admettre aux détracteurs éven­tuels que la "philosophie ouvrière" s'exerce en un lieu hétérogène au lieu scolaire classique.

Et c'est parce que le lieu d'énonciation change que les topoi sont non seulement différents mais de surcroît s'ouvrent à leurs différences. Symétriquement, le lieu d'énonciation de la philosophie scolaire découvre, lui, une autre matérialité sur la différence que nous créons.

En reprenant ici ce qu'expose la note sur les formes- actions, la matérialité est hétérogène du moment que les topoi où elle s'organise sont hétérogènes entre eux.

A partir de ce principe d'hétérogénéité, tentons de refor­muler la caractérisation philosophique de recherche de la vérité.

Au départ, nous disposions d'une formation philosophique classique dominée par l'nistoire de la philosophie et la lo­ gique de la mise en simulacre de l'adversaire.

Tant que nous considérions les formations ouvrières comme indépendantes de la philosophie officielle, les topoi de chacun coexistaient dans leur ignorance réciproque. A partir du moment où nous estimons qu'au cours de ces formations ouvrières se déploie un philosopher spécifique, nous créons une situation d'extrème confusion. Les topoi de la philosophie officielle disqualifient immédiatement les nouveaux topoi promus comme philosophiques.

Effectivement, notre parcours peut être reformulé en "prétention", "bricolage", "ignorance des grands philosophèmes". Nous nous retrouvons exactement dans la position méprisée et méconnue de l'arithmétique, du concret, du prolétariat, etc..

Figurons-le:

....................... SCHEMA A VENIR

Pour se sortir de cette situation embarrasante de méconnaissance, il est possible de s'ériger comme "vraie" philoso­phie, faisant de notre disqualification en A' le symptôme d'égarement de la philosophie officielle.

L'autre solution - que nous préconisons - consiste à démontrer la non-validité à notre endroit des
topoi  de la philosophie officielle. Jusqu'à une certaine limite, ils pos­sèdent une efficace véridique et légitime. Passée cette limite, ils deviennent "faux" ou plutôt "s'exercent en "porte-à-faux".

Contrairement à Descartes et à Marx, pour nous en tenir à ces deux noms illustres, nous ne chercherons pas à englober  l'adversaire. Tout au contraire, nous multiplierons les marques de différenciation entre les lieux d'exercice des topoi.

Cela nous amène donc, du lieu d'où nous l'énonçons, à dé­finir la philosophie comme la construction de terrains spécifiques aux topoi mis en valeur pour la réalisation d'enjeux précis.

Si Descartes avait raisonné comme nous, il aurait délimité la portée de l'écriture et de la lecture différée dans un lieu où l'arithmétique et la géométrie pleinement reconnue. Et n'aurait pas été au delà.

Donnons un exemple de différenciation. Notre démarche philosophique ne consiste pas en un enseignement des schèmes contenus dans les Grands Textes. Elle n'existe que comme une pratique d'intervention modi­fiant ici et maintenant les argumentations en présence, en ne souciant pas de dire "ceci est de la philosophie".

Autre exemple :

La philosophie officielle se préocuppe de n'avancer que des terrains d'accords pertinents. A contrario, quel intérêt un lecteur peut-il trouver à un protocole de montage d'une ali­mentation électronique ?

Faisons un pas de plus. Quelle conséquence cela entraîne de subordonner l'explicitation de terrains mis en tiers à l'existence de topoi déjà donnés? La raison d'être des topoi ne dépend alors plus des terrains d'accord qui les légitimisent. Elle tire sa nécessité de l'action qu'exercent ces topoi dans une situation concrète donnée. A l'inverse, que se passe-t-il avec les grands Noms ? Descartes met l'écriture au service de la totalité de l'esprit ; Marx place l'action pratique au centre de la transformation de l'existant. Puisque ce sont les accords qui priment, pourquoi ces topoi là et pas d'autres pourrions nous interroger ? Alors que, précisement, ce qui compte sont ces topoi là en tant qu'ils sont une réponse spécifique à une situation spécifique.

En nous identifiant comme cousin germain de la philosophie scolaire et universitaire, nous nous sommes livrés à une opération philosophique sur la philosophie - sur une philosophie dont nous sommes un autre versant ni plus ni moins légitime.

Or, cette même opération, nous l'avons réalisée sur les formations ouvrières. Tout comme nos hypothèses philosophiques sont quasi inaudibles pour un philosophe classique, surtout lorsque nous avons la prétention de nous "parer" d'Aristote, de Descartes ou de Marx, les formations ouvrières étaient "impossibles" pour les ouvriers eux-même. Il a fallu les rendre "possibles". Cependant, l'opération s'est révélée plus compliquée que s'il s'était agit de topoi divergents sur une même base ouvrière, car "l'impossibilité" de la formation ne venait pas des seuls ouvriers mais des rela­tions opposant la hiérarchie à ses ouvriers.

Reprenons l'impression de leurre ressentie par les stagiaires ouvriers. Comment ne la ressentiraient-ils pas? Leur hiérarchie leur récusant le droit de participer à l'élaboration des contenus et de la pédagogie, les rejette implicitement dans le no man's land reservé aux personnes irresponsables et hors de leur bon sens.

En refusant la légitimité de la parole ouvrière, la hiérarchie recuse la parole ouvrière tout court. Au nom de qui parle-t-elle sinon au nom d'elle-même? La formation ne peut devenir qu'un double simulacre. Par rapport à la hiérarchie, elle simule des ouvriers qui n'ont rien à voir avec les ouvriers réels. Par rapport aux ouvriers, elle simule une préoccupation hiérarchique d'intérêt pour les problèmes des subordonnés qui est étrangère aux rapports autoritaires ha­bituels.

Or, nous ne pouvons pas confronter simplement l'une par rapport à l'autre parole ouvrière et parole hiérarchique. Chaque parole, déjà, définit des places complémentaires pour chacun des locuteurs. Cependant, la réalité incontournable du mode d'extorsion de la plus value, avec le système de domination qui y est lié, implique que chacune des parties occupe une position dissymétrique par rapport à l'autre. La hiérar­chie a pour elle toute la puissance, et de fait, l'autorité que lui confère la machinerie capitaliste. Les ouvriers, à l'inverse, ne disposent que de peu de relais matériels pour faire prévaloir une organisation différente de l'économie et de la société.

Ainsi, des mécanismes rhétoriques identiques auront des effets diamètralement opposés selon qu'ils sont mobi­lisés par l'un ou l'autre des interlocuteurs.

Nous avancerons que les ouvriers, en récusant la for­mation comme un leurre, ne réagissent pas à la formation elle-même mais à l'effet qu'elle peut induire chez les stagiaires crédules. Il y aurait ceux qui se laissent prendre et les autres. Ainsi, il n'est plus question de prendre en main les contenus et la pédagogie. Tout l'enjeu devient de disqualifier une efficace intégratrice supposée toute puis­ sante puisqu'elle se pare des valeurs ouvrières mêmes.

A la toute puissance du semblable, les ouvriers vont opposer la radicalité de leur existence : salaires, classifi­cation, conditions de travail, autonomie. Nous l'avons vu, les ouvriers accordent à la hiérarchie que cette dernière puisse les aliéner complétement à eux-même. Nous en avons relevé le paradoxe: alors que les ouvriers sont objectivement dominés, ils en rajoutent en instaurant la possibilité d'une domination rhétorique sans partage. En plus de leur propre minimisation, ils induisent entre eux une division interne qui les affaiblit d'autant plus. En rêagissant par rapport à la réponse éven­tuelle qu'un ouvrier peut donner à une formation, ils créent un clivage qui va opposer ceux qui sont tentés par la légi­timité accordée par la hiérarchie à ceux qui récusent toute compromission.

On en arrive à la situation absurde où les ouvriers se privent eux-même de l'Auditoire commun, qui est contraignant pour l'ensemble des interlocuteurs, pour fonder un Auditoire particulier, contraignant seulement entre eux-mêmes.

La même logique argumentative a des effets différents lorsqu'elle est pratiquée par la hiérarchie. Comme nous nous proposons de l'expliciter, le taylorisme repose sur la possibilité d'une parole ouvrière toute puissante, destructice de l'entreprise. Afin de contrer la subversion ouvrière, il est nécessaire d'instaurer un ensemble de "garde fous" (n'a-t-on pas au 17è, 18è, 19è siècles identifié pareillement les fous, les mendiants, et les ouvriers comme hors-la­ norme ?) qui permettent la minimisation des effets du simulacre ouvrier. Tous les accords contractuels invoqués par les ouvriers le sont indûment. Les ouvriers veulent se faire passer pour les tenants possibles d'un Auditoire commun: y céder serait miner le principe même de l'accord contractuel.

Donc, du côté de la hiérarchie, une division analogue à celle instaurée entre les ouvriers, se met en place. Il y aurait ceux qui se laisseraient abuser et les autres. Néan­moins, une différence matérielle entre les deux divisions se remarque aussitôt.

Les ouvriers réagissent à l'action hiérarchique car ils sont globalement dépendants. Pour se mettre en différence par rapport à la réponse abusée, ils se privent de l'Auditoire commun.

Au contraire, la hiérarchie va confisquer l'Auditoire commun en lui donnant la forme de l'anticipation. A l'agent hiérar­chique qui serait tenté de céder à la revendication ouvrière, est proposé l'"Auditoire commun" véridique. Muni de l'original, l'agent de maîtrise, l'ingénieur, le responsable, ont beau jeu de dénoncer la mauvaise copie ouvrière.

Du côté ouvrier, la volonté du propre se marque après-coup, pour se fonder comme modèle de référence.

Du côté hiérarchique, le propre s'incarne avant-coup, pour se fonder comme modèle de référence.

L'ouvrier réagit contre l'aliénation effective. L'agent hiérarchique prévient une altération possible.

A la suite de nombreuses rencontres avec des chefs de chantiers, des chefs d'atelier, des chefs d'équipe et des contremaîtres, j'ai été progressivement frappé par l'impos­sibilité fréquente de tenir l'objectif principal du stage ou de l'intervention.

A l'idée de communiquer avec leurs ouvriers afin de les former, ou, selon l'enjeu actuel, de dialoguer et de négocier avec eux, les visages de la maîtrise se ferment et un mur parfois infranchissable s'élève. Bien qu'il paraisse évident que sur le lieu de travail ils aient nécessairement à discuter avec leurs subordonnés, sur le lieu du stage, cette réalité s'escamote ou surgit malaisément: "On ne parle pas avec un ouvrier", affirment la plupart des agents de maîtrise.

On parle à l'ouvrier. L'ordre, la consigne, la recomman­dation, mais on ne parle pas avec l'ouvrier. Qu'a-t-il à dire qu'on puisse écouter, il ne fait qu'exécuter ce que d'autres ont décidé ou organisé. En faire un interlocuteur éventuel serait provoquer l'anarchie et introduire le désordre.

Une parole si absolue réclame même sa nature paradoxale : l'idéal est de commander sans parler. Par exemple, sur les chantiers un mythe s'entretient: "Pas besoin de par1er, un geste suffit, l'ouvrier a compris".

Si l'on s'en tient à la lettre du discours public de beaucoup d'agents de maîtrise, leur existence spécifique est fondée sur une relation où 1'on n'attend de 1'interlocuteur ouvrier ni reconnaissance ni légitimation.

Par leur position hiérarchique intermédiaire, leur parole est par avance reconnue et légitimée parce qu'elle se fonde sur l'instance supérieure: l'ingénieur, la Direction, le bureau d'Etudes ou des Méthodes.

Je reprendrai ici les analyses de F. Flahault opérant dans le double registre de la psychosociologie et de la formation. Si seule la parole explicite parmi les cols bleus est l'apa­nage exclusif de la maîtrise, c'est que "seul l'explicite apporte un recours, c'est-à-dire cons­titue une instance à laquelle se réfèrent deux interlocuteurs comme ils le feraient à une tierce personne.. l'explicite est donc toujours, virtuellement ou réellement, engagement devant un tiers (donc aussi à 1'égard de ce tiers) et pas seulement à l'égard de la personne à qui s'adresse directement l'engage­ment" (1).

(1) FLAHAULT, F. La Parole Intermédiaire, Seuil 1978 p.58.

L'instance constitutive, le tiers devant lequel les interlocuteurs de l'atelier ou du chantier s'engagent, c'est tout naturellement la rationalité qui, dans les bureaux, gère, planifie, organise, institue.

Et lorsque l'ouvrier discute avec son chef, fournit une suggestion, émet une recommandation, attire l'attention sur un problème, la discussion passe au plan de l'implicite :

"Au contraire, l'implicite, dépourvu de ce caractère de publicité, ne peut engager le locuteur, et pas davantage offrir un recours à l'interlocuteur. L'efficience qu'une énonciation perd à être implicite, en raison de l'impossibilité de caution­ner ce qu'elle avance de l'autorité d'un tiers, elle la regagne sur un autre plan : puisqu'elle ôte au destinataire l'appui d'un recours (susceptible de se fonder sur le fait indéniable que telle chose lui a été dite).. "(1) (1) Id. p. 58.

Ainsi le silence que l'on réclame de l'ouvrier à l'ordre donné, n'est pas seulement un silence ouvrier, il faut y en­ tendre la voix impérieuse de ceux qui, dans leurs bureaux, conçoivent.

Dans les bureaux se parle par conséquent une parole double. Celle que 1'on parle pour soi-même et celle dont la transmis­sion échoit à la maîtrise des ateliers et des chantiers. Curieusement, l'agent de maîtrise réconcilie les oppositions qu'il autorise: la normalisation inflexible avec le tour de main inimitable. Et la réconciliation s'opère dans la substitution du bas par le haut. Si l'agent de maîtrise doit remonter l'infor­mation, pour l'entreprise il est avant tout un agent d'adhésion à ce qui vient du haut: il fournit l'ordre sans lequel rien ne se ferait.

Pour ceux qui, presque toujours, sont d'anciens ouvriers, le commandement, l'ordre ou la consigne sont ce qu'ils se donnent à être. Ils ne connaissent nulle incertitude : c'est dans leur nature d'être évidents et irréfutables.

La maîtrise souvent se rassure: elle doit, affirme-t-elle, se maîtriser, surveiller ses paroles et ses actes, ne pas se mettre en colère. Elle ne doit pas se départir de dire "les choses comme elles sont". Même si un ouvrier exaspère par­ticulièrement, il faut garder son calme et remettre les choses à leur juste place. Face aux ouvriers, il faut tenir sa place : elle représente la rationalité des temps, la néces­sité du rendement, le besoin d'une autorité, etc..

Ainsi entre l'agent de maîtrise et l'ouvrier, le tout ou rien argumentatif est de règle. Ou l'on a tout : l'évidence, le cours normal des choses, le rendement, l'autorité, ou l'on n'a rien: le problématique, le chaos, l'arrêt de la production, l'anarchie. Et le tout, c'est le tout venant, ce qu'il y a de plus simple, ce contre quoi il est aberrant de s'élever, bref le seul terrain d'accord possible, l'ouvrier ne peut pas en présenter d'autres valables.

Par la confisquation de l'Auditoire Légitime, l'ouvrier se retrouve inclus dans une parole qui n'admet pas de réplique, puisqu'il y a déjà été répondu. A "ceux d'en bas", se présente une parole qui ne souffre d'aucune discussion puisqu'elle est déjà validée par "ceux d'en haut".

On comprend mieux, lorsqu'on se situe au niveau du vécu ouvrier, pourquoi tout se joue dans l'entreprise au niveau de la "communication". En effet, les mots, le discours, peuvent être tout à la fois considérés comme reflet exact ou comme déformation de la réalité. Sous-entendu: "moi qui parle, je parle le Normal et le Réel. Par contre, l'autre parle une nor­malité, un réel illusoires qui veulent se faire passer pour ce qu'ils ne sont pas".

Bloquer les enjeux en terme de paroles fondées ou usurpées, c'est instituer une logique binaire où le Normal c'est l'exécu­tant à sa place dans une entreprise harmonieuse, et le Simu­lacre c'est l'ouvrier parlant et agissant "à propos de tout et de rien". Selon la binarité, l'exécutant ne parle pas, et n'agit pas au nom d'une autre légitimité, non, il veut se faire passer pour ce qu'il n'est pas.

Il n'y a qu'une seule bonne manière d'organiser le travail, et elle est l'apanage de celui qui est compétent techniquement, ou organisationnellement. Qu'attendre de celui qui ne s'y connaît qu'en exécution? Là où il est, on en a besoin, ailleurs, ce ne peut être qu'un imposteur. Cela est connu : qu'il fasse une suggestion ou émette une revendication pour son travail, elle est souvent suspectée et même dans un premier temps rejetée.

L'exécutant se légitime lorsqu'il s'exécute. L'ouvrier devient l'usurpateur lorsqu'il réfléchit sur l'organisation des tâches, sur les critères de qualité, sur la définition des normes, etc.. En se subordonnant à son agent de maîtrise, l'ouvrier quitte l'es­pace du simulacre entre dans la Normalité que lui fournit la parole venue d'"en haut".

Nous dessinerons encore une fois le schéma qui devient fa­milier de la mise en simulacre de l'adversaire :


..................SCHEMA



Nous voyons aisément l'alternative tranchée à laquelle les ouvriers sont soumis à la suite de la monopolisation par la hiérarchie de l'entreprise de la position tierce. Si les ouvriers priment, la Rationalité est perdue. Si la Rationalité s'impose, alors les topoi ouvriers s'effacent pour laisser la
place aux topoi du travail taylorisé et anticipé.

Nous venons, dans notre description précédente, de souligner la place de l'agent de maîtrise. Son rôle, effective­ment, est essentiel pour concrétiser la logique de la mise en simulacre de l'ouvrier autonome. Par sa présence l'agent de maîtrise devient l'interlocuteur obligé de l'ouvrier. L'ouvrier n'a donc plus la possibilité de discuter ou de négocier avec son véritable alter-ego qui, dans les bureaux, organise la préparation du geste productif.

A un type de préparation, l'ouvrier ne peut pas opposer un autre type de préparation. Non, la préparation est à prendre ou à laisser. Toute suggestion ouvrière devient désobéissance à l'agent de maîtrise. Toute reconnaissance du bien fondé d'une décision devient obéissance à l'agent de maîtrise. Tout est biaisé dans un univers d'autoritarisme.

On pourra nous objecter qu'actuellement, dans nombre de grandes entreprises, l'organisation taylorienne est battue en brèche par un courant qui revalorise la place des ouvriers et, dans les bureaux, celle des employés.

Taylor était parti en guerre contre la flânerie ouvrière. Si l'on entre dans l'ère de l'après-taylorisme, si l'on invite l'agent de maîtrise à être un animateur, serait-ce par ce qu'un siècle de capitalisme a durablement déraciné la classe ouvrière en lui ôtant toute capacité de résistance et de contrôle ?
S'aperçoit-on que le - surcroît de discipline et d'encadre­ment qu'on apporte à une population ouvrière incapable de se discipliner et de se maîtriser elle-même, apparaît de plus en plus comme un procédé argumentatif qui, s'il disqualifie éven­tuellement le pouvoir ouvrier, désorganise sûrement les structures industrielles?

En tout cas, depuis plusieurs années, les instances diri­geantes de 1'Etat et du patronat multiplient les déclarations les séminaires, les expériences, afin de trouver les voies d'une réinsertion sociologique et culturelle de la classe ouvrière dans l'entreprise, tout en évitant une crise de la fonction maîtrise.

Aux agents de maîtrise, il est désormais réclamé d'en­tendre l'ouvrier lorsqu'il a une suggestion à faire, une amélioration à proposer, de lui donner la possibilité de s'exprimer là où il est compétent, de lui demander son avis sur ses conditions de travail. En avril 1980, P. Appel s'exprimait ainsi:

"Pour 1'entreprise, il s'agit d'une nécessité : comment accroître sa compétitivité, sans une action concertée de chacun de ses membres, sans encourager toutes les initiatives, sans que ceux qui peuvent apporter des idées et des suggestions soient en mesure de les exprimer individuellement à ceux qui sont en mesure de les valoriser

Pour être efficace, l'expression du personnel sur ses conditions de travail doit être intégrée dans les processus normaux de gestion de l'entreprise, être organisée dans le cadre des unités de travail et être animée par le responsable hiérarchique le plus proche, dans une ambiance qui permette à chacun de s'exprimer librement. Normalement intégrée au travail, elle doit être rémunérée comme un temps de travail
" (1).

(1)APPELL, P. (Président d'Entreprise et Progrès) - Le Monde du 29.04.80.

Le Normal change de camp : l'expression nécessaire du salarié devient la règle explicite de l'entreprise. Cependant, un nouvel implicite se met en place. P. Appell souligne que l'ex­pression des suggestions du salarié est "individuelle", qu'elle porte sur "ses conditions de travail", et qu'elle s'adresse à "ceux qui sont en mesure de les valoriser". Implicitement, cela indique le refus de l'expression collective, le rejet de tout ce qui ne concerne pas directement le salarié, le maintien de
la séparation entre conception et exécution.

Ce qui est tout à fait remarquable dans l'inversion du tout au tout des contenus de l'explicite et de l'implicite, c'est le maintien renouvelé de l'ouvrier dans la stricte limite de son poste de travail. Si précédemment des rapports implicîtes souples entre l'agent de maîtrise et l'ouvrier venaient modérer la rigueur de la norme officielle, maintenant la décontraction explicite est implacablement balisée par les dichotomies fondamentales de l'entreprise.

Dans ces conditions, la suppléance de ceux qui exécutent est maintenue. Mais en prenant un tout autre visage: un sup­plément de communication est nécessaire pour ceux qui s'en tiennent aux terrains de désaccord. Et les nouveaux terrains d'accord de l'entreprise sont : l'expression des individus, la circulation de l'information, la nécessité du dialogue et de la négociation, la convergence des intérêts de chacun, etc.. La suppléance à laquelle est appelée selon toute probabilité la maîtrise, aura la charge de tout ce qui s'oppose aux nouvelles valeurs d'individualité, de dialogue, de mise en commun.

Un noùveau profil de l'agent de maîtrise se dessine. D'une part, il sera porteur de l'expression des salariés vers les organisateurs. Cela a pour conséquence, une élévation notable de sa qualification. Ayant le bac, il sera formé à l'informa­tique, à la gestion, à la prévention-sécurité, etc.. D'autre part, des qualités d'animation de groupe sont requises. Il devra savoir créer le consensus dans le cadre du travail exis­tant et même, souhaitent certains, évincer revendications glo­bales et délégués syndicaux.

Parmi les nouvelles formes d'organisation que cette évo­lution anti-taylorienne requiert, la formule du cercle de qualité devient actuellement hégémonique. Considérons le principe qui fonde "le cercle de qualité" encore appelé "cercle de progrès". Il correspond à la reconnais­sance du savoir ouvrier. Mais avec un petit quelque chose en plus qui donne trop de pouvoir à ce savoir ouvrier. Voici la vérité (enfin) révélé traduite du japonais et diffusée par l'Association Française pour la Normalisation (AFNOR). Qualité oblige..

"Les tâches confiées à un atelier doivent être exécutées selon les prescriptions des supérieurs. C'est un état de fait bien accepté, en particulier en dehors du Japon. C'est une méthode assurant une marche efficace, qui a fait ses preuves. Mais il faut avancer l'argument que les ouvriers exécutant le travail sont les mieux placés pour savoir comment le faire. En fait, ils sont souvent les seuls à le savoir. Il faut aussi prendre en considération la qualité des ouvriers. En ce qui concerne les exécutants japonais, le niveau d'instruction est généralement élêvé et ils se sentiront frustrés de leur volonté et de leur humanité s'ils ne sont pas encouragés à faire plus que ce qu'on leur a dit de faire.
Aussi, plutôt que d'imposer aux ouvriers de faire stric­tement ce qu'on leur a demandé ne serait-il pas possible de les faire réfléchir et de poser des questions chaque fois qu'ils sont confrontés à un problème? Pourquoi ne pas leur permettre d'améliorer ou d'exprimer un avis ou des informations utiles à une amélioration même si la nature de l'amélioration nécessite des autorisations et une coordination à un niveau supérieur à celui de l'atelier ?

C'est un outil puissant dont on dispose au Japon. Et les cercles de qualité visent à le faire passer dans la pratique. Cela ne signifie pas qu'une opération puisse être arbitraire­ment modifiée par un atelier. Les normes de fabrication doivent être observées et ne peuvent être modifiées qu'après approbation de la direction. Cependant, les cercles offrent un canal permet­tant de présenter des suggestions et de diffuser des informations, canal que les ouvriers peuvent utiliser par des observations ou des discussions collectives".

A partir de ce principe et de sa mise en oeuvre, imaginons ce que vont dire les patrons français à leurs ouvriers et à leurs ouvrières :

"J'ai été au Japon pour comprendre le secret de la compé­titivité des entreprijaponaises, et j'y ai appris ce secret : vous êtes les mieux placés pour savoir comment le travail se fait et pour obtenir la meilleure qualité possible. Alors, si vous voulez que nos produits se vendent bien, que l'usine
 tourne (attention, en ces temps de chômage..) il va falloir que vous endossiez les responsabilités que vous impose votre compétence".

Plus ''révolutionnaires" que les plus révolutionnaires, les patrons entendent bien renverser les rôles : ce ne sont plus les concepteurs qui sont responsables des dysfonctionnements de l'entreprise capitaliste. A partir de maintenant, ce sont les ouvriers les nouveaux maîtres : si ça ne va pas, ils n'auront qu'à s'en prendre qu'à eux-même ! C'est qu'ils n'auront pas assez travaillé, assez dialogué, assez suggéré.

Remarquons que de pair avec cette maîtrise attribuée aux ouvriers, le schéma de la communication s'inverse : la hiérarchie ne se définit plus comme émetteur mais comme récepteur. La qualité du produit passe par la qualité de l'écoute.

Ce que le cercle de qualité propose ne devient effectif, n'accède à l'existence, que lorsque l'ensemble de la hiérarchie a donné son accord. Un cercle se boucle alors : en donnant son accord, la hiérarchie justifie son existence propre. L'accord n'est vraiment accord que s'il est hiérarchique.

Le bouleversement probable que cela impliquera dans la mentalité et la structure industrielle n'en est pourtant pas un au niveau des courants intellectuels actuellement dominants. L'idée d'une supériorité hiérarchique de celui à qui l'on s'adresse a été détachée de sa gangue religieuse vers le milieu du 19è siècle en Allemagne.

Dans les années 1920-1930 les anti-formalistes soviétiques proclamaient que hors la reconnaissance de sa parole par autrui, il n'y avait pas de salut révolutionnaire.

Plus près de nous, enfin, la toute puissance de celui qui écoute est le principe fondateur tant de la pragmatique anglo-saxonne ou du groupe de Palo Alto avec Bateson, que de la psy­chanalyse lacanienne.

Soyons attentifs à ce qui se maintient dans ce détronement de l'émetteur au profit du récepteur. De récepteur passif l'ouvrier devient un émetteur actif, à l'égal du cadre d'antan. Comme, parallèlement, l'émetteur cadre est disqualifié au profit du récepteur cadre, la place de l'ouvrier, au delà de sa réhabilitation est toujours en bas de la hiérarchie. Et tout comme dans le taylorisme, la légitimation de l'accord contractuel est assurée par le haut de la hiérarchie.

A la "mauvaise" rhétorique de l'autoritarisme se substitue la "bonne" rhétorique du dialogue et de l'expression des salariés. Nous l'avons déjà maintes fois analysé, la substitution en tout ou rien d"une rhétorique à une autre a pour corollaire l'exis­tence d'un Tiers unique qui subordonne l'ensemble du champ d'in­terlocution.

Ce Tiers sera évidemment l'Entreprise avec un grand E, qui, lieu exclusif, rejette dans les tenèbres ceux qui voudraient illégitimement en donner une autre définition que cel,le que l'Entreprise donne d'elle-même.

L'avenir jugera. Cependant, dans cette évolution générale de l'entreprise, biaisée par des argumentations binaires en tout ou rien, nul doute qu'entre le patronat réaliste et les ouvriers avides de dignité, une alliance inédite pourrait se nouer. Alliance suppléant le défaut de dialogue des ouvriers "récal­citrants" et surtout des cadres ou des gestionnaires préservant coûte que coûte les intérêts de leur "caste".

Comment, en effet, ne pas être sensible à ce que sous-entend la modalité de la révolte ouvrière telle qu'elle s'exprime dans la dénonciation du mépris hiérarchique à leur égard. Si l'enca­drement n'exerce plus à priori et par principe sa suspicion, s'il n'est plus méprisant, alors le contrôle et la subordination sont reconnus comme légitimes par les ouvriers eux-mêmes.

Si l'ouvrier qui travaille bien à droit à un compliment, si tous sont confirmés comme interlocuteurs compétents et va­lables, si la dignité de chacun est préservée, alors la condition ouvrière et ses limites sont acceptées de gaîté de coeur !

Un changement de rhétorique, diront les marxistes, ne fait pas la révolution. Or, les marxistes eux-mêmes, nous en avons vu deux exemples avec Guedj et Althusser, cèdent à l'inefficace plaisir de la disqualification rhétorique de l'adversaire. N'y aurait-il aucune issue ?

Le lecteur jugera que nous choississons d'être bien ternes en récusant la violence rhétorique et en affirmant que seul le "peu" de rhétorique peut avoir des chances d'apporter un changement.

Quel a été l'enjeu fondamental de la formation à l'élec­tronique des stagiaires ouvriers? Sortir d'une opposition bloquée entre l'Abstrait et le Concret.

Où la violence de la rhétorique "abstraite" de la rationalité taylorienne débouche sur la création d'une violence rhétorique "concrète" qui lui est symétrique. Détournons encore un temps notre chemin pour comprendre ce qui nous a énormément gêné : l'impossibilité des stagiaires à concevoir l'existence d'une objectivité une, appréhendée par une con­ceptualité scientifique tout aussi unifiée.

Disqualifier autrui en ne voyant en lui qu'une rhétorique leurrante va de pair avec la valorisation du Tiers dont on se prévaut·comme la seule réalité possible.

Or, nous n'avons eu de cesse de le remarquer, toute énonciation - qui, dans le langage, procède à un ordonnan­cement matériel singulier - est limitée.

En son ordre, elle ordonne les autres énonciations (trans­forme les Références en Sens), mais trouve sa limite, ou ses limites, dans les ordonnancements multiples où, à son tour, elle ne peut manquer d'être prise.

Ainsi, l'objectivité réside dans l'articulation de l'en­semble des énonciations (ou Références) existantes synchroni­quement à un moment donné. Ceci a pour conséquence de répudier toute conception topique de l'existant.

Certes, les Modernes étagent bien moins de substances qu'au Moyen-Age. Il n'en reste pas moins que nous acceptons sans problème l'existence de deux substances dont l'une se définit par la réalité, la matérialité, la concrétude, l'em­pirie, l'objectivité, l'infrastructurel, etc.. et l'autre par la représentation, la pensée, l'idéel, l'image, l'idéo­logie, le superstructurel, etc.. Ce postulat de deux subs­tances permet à chacun d'échapper à la mesure du topos d'autrui en l'assignant à être l'idéologique, l'idéel, le leurre super structurel, la mauvaise image, la représen­tation fausse d'une réalité dont, au contraire, nous exprimons la vérité.

L'objectivité scientifique sombre corps et bien dans cette dichotomie à usage normatif. De même dans l'entre­prise, tout se passe comme si les ouvriers sont une subs­tance à part, qui n'a rien à voir avec la substance de ceux qui, dans les bureaux, raisonnent, écrivent, dessinent, décident, normalisent.

Si du côté hiérarchique, du côté de ceux-qui-sont­ responsables", la substance ouvrière est fortement dévaluée, nous ne nous étonnerons pas que du côté ouvrier la substance des "cols blancs" soit tournée en dérision.

Quoiqu'il en soit des valorisations réciproques, il n'en reste pas moins que l'étagement topique d'instances substan­tielles reste commun aux deux parties conflictuelles.

Si, pour l'un des côtés les mots "ouvrier" et "rationalité" sont inconciliables, pour l'autre les mots "abstrait" et "concret" ne peuvent qu'avoir l'effet d'un leurre.

Le lecteur l'aura deviné. Pour se sortir de ces exclusions topiques, seul le travail philosophique de problématisation des terrains d'accords apporte une issue. Qu'avons-nous avancé quant à notre position à l'égard de la philosophie officielle : que pour nous faire entendre philosophiquement, nous nous déplaçons hors des murs de l'Ecole. Nous ne prétendons aucune­ment parler du même lieu que les professeurs qui nous ont formé.

Pour le dire familièrement, nous ne pouvons nous écouter parler d'une même chose que lorsque chacun parle de son topos, de son "lieu", de son terrain d'accord, acceptant par avance à la fois sa différence et sa délimitation.

Au niveau des stagiaires ouvriers, pour que nous puissons nous faire entendre, il s'est avéré incontournable de supprimer l'étagement topique entre les deux instances substancielles du concret et de l'abstrait et de faire apparaître l'hétérogénéité de chacun de ces Tiers.

En intégrant leur activité manuelle, leurs préoccupa­tions quotidiennes, leur revendication du concret dans la formation, nous avons fait le premier pas en supprimant l'effet de mise en simulacre du concret ouvrier par l'abstrait.

Ce premier pas, c'est au formateur de le faire, puisqu'il est du côté de la puissance matérielle qui, dans les entre­prises, s'incarne en Auditoire unique.

L'Auditoire, le Tiers, que nous avons mis entre nous et les stagiaires n'était plus uniquement abstrait. Bien que abstrait en son ordre, il reconnaissait le bien fondé d'un topos concret ouvrier.

Inversement, les ouvriers, en intégrant leurs gestes quotidiens de travail dans la formation les voyaient soumis au topos abstrait sans que ces gestes deviennent faux, in­exacts, désordonnés. Simplement, ces gestes se sont perçus selon la logique symbolique qui les régissait.

Mettons en schéma tout ceci. Au départ, nous étions en face de la situation suivante :

............... SCHEMA

Dans un premier temps la formation a annulé la subordina­tion abstraite du concret dans l'abstrait lui-même.


............... SCHEMA

Puis, dans un second temps, la formation après s'être laissée envahir par le concret, à investi le concret en montrant comment la symbolisation pouvait vraiment être une symbolisation concrète. Autrement dit, la formation s'est intégrée au lieu de travail, sans pour autant devenir un leurre faussement concret.

Et dans l'atelier, la formation est devenue un espace d'expérimentation, où se sont réélaborés les gestes quotidiens à partir des topoi concrets qui sont en positions-atout en ce lieu.

Par ce jeu réciproque de subordonnant/subordonné débutant initialement par une renonciation sans réservdans la for­ mation, du. schème hiérarchique prégnant dans l'atelier, il devient possible de sortir des dichotomies rhétoriques et d'envisager la possibilité d'une objectivité scientifique une.

Inutile de souligner que ce système de bascules récipro­ques, ces interpénétrations entre la formation et le lieu de travail sont incompatibles avec la structure taylorienne habituelle des entreprises.

La formule du cercle de qualité s'approche un peu plus du geste philosophique que nous préconisons. Cependant, en affirmant que les ouvriers, sur leur lieu de travail, sont les seuls à savoir ce qu'il y a à faire, les promoteurs des cercles de qualité, en maintenant un Concret ouvrier inenta­mable, perpétuent discrètement un Abstrait rationnel auquel les ouvriers vont eux-même refuser d'y accéder.

Nous espérons, arrivés au terme de ce texte que les phi­losophes prennent le risque, en s'inspirant de notre expérience, d'exercer la maieutique dans les entreprises, bien sûr, mais aussi partout où les jeux de bascules déhiérarchisants s'im­posent. Nous pensons, notamment, dans la conjoncture actuelle à l'énorme masse des jeunes au chômage, aigris par l'école, et en marge de la norme légitime.

Surtout, nous nous adressons au plus grand nombre. A tous ceux pour qui la philosophie a toujours eu l'image d'un discours codé, élitiste et prêtant au ridicule

Les topoi sont de tous les jours, de tous les métiers, de toutes les mises en ordre. Si la philosophie consiste à délimiter le lieu d'exercice d'un topos autre, alors tous, vous pouvez faire de la philosophie.

Et pourquoi pas, un jour, vous auriez l'occasion d'ana­lyser comment les grands Philosophes, dans la conjoncture historique dont ils ont été partie prenante, ont légitimé certains topoi, qu'ils jugeaient cruciaux, contre d'autres topoi hiérarchiquement dominants.

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