mardi 15 mai 2012

I. L’extension de la philosophie



Qui a peur de la philosophie? Par ce titre provocateur, un ouvrage collectif d'enseignants et d'étudiants, tentait en 1977 d'alerter les intellectuels, les institutions politiques et au delà l'opinion publique, des effets qu'aurait la réforme Haby sur l'enseignement de la philosophie. Loin de se cantonner dans une défense corporatiste frileuse, le GREPH lançait un mot d'ordre étonnant: l'extension de l'enseignement de la philosophie au Lycée à l'ensemble des filières scolaires, de la Sixième à la Terminale.

Il ne s'agissait pas simplement de défendre la sacrosainte classe de philosophie en Terminale, mais de transformer le champ d'ensemble qui réglait, en un ballet bien ordonné, les modalités d'attaque et de défense de la philosophie depuis plus d'un siècle.

Ce n'est pas ici notre propos de reprendre les analyses du GREPH. L'enjeu de ce texte vise, dans la logique de l'extension, la transformation du visage et du langage de la pratique philosophique bien au-delà de l'Ecole ou de l'Université.

En 1977, souvenez-vous, les "nouveaux philosophes" étaient en vogue. Vogue qui n'a cessé de croître pendant les années suivantes. Si bien que lors des "Etats Généraux de la Philosophie" qui se sont tenus les 16 et 17 juin 1979, trois postures philosophiques s'affrontèrent: les portes parole de l'enseignement officiel, les membres du GREPH et les tenants de la "nouvelle philosophie".

Le débat philosophique fut tout à coup investi par la toute puissance des manoeuvres rhétoriques et des procédés sophistiques. Chacun présentait, avec plus ou moins d'habileté et de discrétion, sa "bonne" définition du philosopher. Si bien que toute une partie du travail en commission tourna autour des conditions institutionnelles nécessaires à l'exercice philosophique. Nous pouvons lire dans le rapport "Enseignement et media" ces accusations virulentes à propos des prestations télévisuelles de philosophes :

Les mass-media ne sont pas des formes neutres susceptibles de véhiculer n'importe quel matériel culturel. Ils entraînent nécessairement une régression des formes discursives, une dé­ composition des procédures analytiques, inhérentes à la pensée critique, l'abandon progressif d'un certain nombre de contraintes propres à l'effort philosophique telles que la démonstration, la définition ou l'interprétation" (1).

Diable! Cette condamnation qui se drape des plus prestigieuses règles de la rationalité, sera ensuite dénoncée comme hypocrite, car attaquant la nouvelle philosophie sans le dire explicitement. Et est souligné l'urgence d'une analyse plus complexe et moins caricaturale des effets médiatiques:

"De toute façon, à mon avis, du point de vue de la plupart des profs de philo qui sont dans le secondaire, cette analyse des média est complétement insuffisante et n'envisage que le petit bout de la question et ne reflète pas du tout le problème tel que nous le rencontrons dans notre pratique au niveau des effets chez les élèves, chez les gens auxquels nous enseignons la philosophie, des formes d'expression nouvelles qu'elles viennent des media ou non" (2).

La confrontation de ces deux types d'argumentation indique assez qu'ils sont subordonnés à des critères pratiques et institutionnels. De l'échange cité, il ressort que si une philosophie enseignée à l'Ecole est dépendante de critères socio-culturels stricts, d'autres démarches philosophiques seront possibles dès qu'elles investiront d'autres critères socio-culturels et institutionnels.

C'est pourquoi, paradoxalement, au lieu de considérer que la spécificité de la classe de Terminale hypothèque l'exercice de la philosophie, nous en faisons la condition d'un type particulier de philosophie. Par contre coup, cela postule que d'autres spécificités conditionneront d'autres types de philosophie. L'extension de l'enseignement de la philosophie trouve sa condition de possibilité dès que l'on admet l'existence d'une pluralité de pratiques philosophiques. Si, dans la classe de Terminale, le type de philosophie exercé requiert la maîtrise de la lecture et de l'écriture, - voire, l'art de la dissertation - dans les classes de Sixième, dans les classes techniques, dans les centres de formation d'apprentis, etc. d'autres modalités de maîtrise appelleraient d'autres types de philosophie.

(1) Etats généraux de la philosophie, Ed. Flammarion, p.161-162. (2)Id. p. 218.
 
Plutôt que de protéger la philosophie contre les "contaminations" du contexte, il nous faut cerner sa spécificité à partir de ce qui peut la multiplier dans la diversité des langages et des pratiques. Nous renouons, par cette exigence, avec une hypothèse écartée a priori dans la philosophie grecque. En effet, dans tous ses dialogues, Platon récuse la rhétorique des sophistes pour prôner la transparence du discours vrai aux Formes Idéales. Autrement dit, selon nous, Platon privilégie comme philosophique un seul type de rhétorique en excluant toutes les autres types possibles d'exercice du langage. Pourquoi recourt-il à ce clivage normatif?

S'agissant de l'argumentation, de la rhétorique, de la construction du discours, on a tendance à n'y voir qu'une technique demandant une plus ou moins grande habileté. Contre les classements taxinomiques des figures, contre les catalogues de recettes, il faut rappeler avec R. Barthes comment s'est constituée la rhétorique:

"La rhétorique (comme méta-langage) est née de procès de propriété. Vers 485 av.J-C, deux tyrans siciliens, Gelon et Hieron-, opérèrent des déportations, des transferts de population et des expropriations, pour peupler Syracuse et lotir les mercenaires; lorsqu'ils furent renversés par un soulèvement démocratique et que l'on voulut revenir à l'ante quo, il y eut des procès innombrables, car les droits de propriété étaient obscurcis. Ces procès étaient d'un type nouveau: ils mobilisaient de grands jurys populaires, devant lesquels, pour convaincre, il fallait être "éloquent".

Cette éloquence, participant à la fois de la démagogie, du-judiciaire et du politique (ce qu'on appela ensuite le délibératif.) se constitua rapidement en objet d'enseignement. Les premiers professeurs de cette nouvelle discipline furent Empédocle d'Agrigente, Corax, son élève de Syracuse (le premier à se faire payer ses leçons) et Tisias. Cet enseignement passa non moins rapidement en Attique (après les Guerres Médiques), grâce aux contestations des commerçants, qui plaidaient conjointement à Syracuse et à Athènes : la rhétorique est déjà, en partie, athénienne dès le milieu du Ve siècle" {1).

Parole feinte et feintes de paroles se sont donc élaborées en théorie lorsque le langage est apparu indissociable du conflit social. Chaque argumentation est conflictuelle: chaque figure lie ce que la figure adverse dissocie; chaque hiérarchie divise, valorise, dévalorise, etc..; on le sait, la parole, l'écriture ont été in­ dissociables de la démocratie grecque. Démocratie qui s'arrêtait là où commence l'incapacité à discourir. Il importait alors de savoir "bien" manier les armes rhétoriques.

Cependant, avec la constitution d'un méta-langage, est née la possibilité d'aller au delà du meilleur choix des lieux communs et des arguments. Le méta-langage détermine une norme à partir de laquelle une bonne rhétorique s'oppose à une mauvaise rhétorique.

Il ne suffit pas qu'il y ait une figure et que cette figure soit nommée, cataloguée, répertoriée, classée. Il faut encore que cette figure satisfasse au bon usage.

Fontanier propose, dans le droit fil de la Tradition, trois règles:

.. "1. Les tropes naissent naturellement du sujet•

2. Les tropes, aussi naturels à tous égards qu'il se peut, réunissent chacun, toutes les conditions qui leur sont respectivement nécessaires pour leur beauté et leur perfection.

3. Ne pas prodiguer les tropes avec excès, lors même qu'ils pourraient être parfaits en eux-mêmes, mais ne les employer qu'avec sobriété et réserve" (2).

C'est dire que les tropes et les figures non-tropes engagent une dépense, nécessitent une économie , doivent être régulés, réglementés. Ces trois règles visent à prémunir d'un excès, mais par rapport à quoi?


{1) Communications N°16, Ed. du Seuil, p. 175. (2)Les Figures du Discours, Ed. Flammarion, p. 182.

Comment à la fois édicter de telles règles et vanter le surcroît de sens que contient une prétérition, un paradoxe, etc.. par rapport à l'expression simple et commune? En fait, soit la figure apporte un excès de sens par rapport à la banalité de l'expression simple et commune; soit, elle entraîne une déperdition de sens par rapport à cette même expression. On entre alors dans l'illisible et l'insupportable. La figure, en équilibre instable, demande un art de la juste mesure, sinon l'on sera outré en croyant être fort, exagéré au lieu d'être grand et recherché au .lieu d'être naïf.

La notion d'écart renvoie alors :

· au "bon excès", accordant au sens un surcroît de sens.

· au « mauvais excès", déprimant le sens par l'illisible et la surcharge.

· à la norme qui devient ce terme médian, neutre, sans lequel il est impossible d'articuler un plus à un moins.

Alors, la hiérarchisation, la liaison, la dissociation, le paradoxe, transitent par le langage pour fonder l'ordre naturel. .Le simulacre, la feinte, le spectacle, de ressources rusées de l'orateur, deviennent la défaillance des discours face aux choses. Le conflit·' cède la place à la neutralité de la technique, bonne et mauvaise mimésis d'une nature technicienne.

En particulier, en qualifiant un argument, un discours particulier, l'art oratoire tout entier, de "rhétorique", l'orateur les disqualifie au regard de son langage, de son éloquence, de ses thèses présentées comme naturelles, normales, évidentes. En ce sens, écrire "Les figures du discours" revient à une argumentation, puisqu'on différencie le langage dit figuré du langage dit propre.

Cette différenciation est exemplairement "rhétorique"! En fait, elle revient à constituer un couple

dont l'un des termes (I)est dévalorisé par rapport à l'autre (II), comme ce couple classique:


apparence

ou


terme I



réalité terme II


Dans le code rhétorique, cela entraînera les couples:

forme excès artificiel réfléchi fond sobriété naturel spontané


Lorsque dans la vie concrète, l'auditeur (le lecteur) entend qu'on qualifie les thèses adverses comme "rhétoriques", il est aussi bien sensible à la figure de rhétorique qu'à la position conflictuelle qu'elle met en oeuvre.

Ces couples, utilisés à des fins polémiques dans les divers types de discours argumentatifs, perdent dans les traités consacrés aux figures, leur incarnation matérielle. Le contexte, les circonstances précises de leur énonciation, le rapport entre l'orateur (l'auteur et l'auditoire (le lecteur), les enjeux représentés dans les thèses antagonistes en présence, disparaissent.

Imaginons le dialogue suivant:
- Un locuteur A valorise ses thèses comme les plus évidentes, les plus naturelles qui soient, en sous-entendant que celles de son adversaire, le locuteur B, sont spécieuses et artificielles.

Le locuteur B fait de même et renvoie le locuteur A à l'artifice de ses thèses.

Que fait A pour emporter la décision? Il accorde à B que leurs thèses respectives ne sont évidemment pas "naturelles", puisque le qualificatif "naturel" est argumentatif

Exhiber la rhétorique de son discours, contraint l'interlocuteur à reconnaître que son discours fait aussi appel à la rhétorique

A annule alors la composante conflictuelle incluse dans les couples de valorisation/dévalorisation, en opposant une bonne rhétorique à une mauvaise rhétorique. La bonne sera celle qui se prête naturellement aux thèses "vraies" que A défend, et bien sûr, on ne verra dans les discours de l'adversaire que des fictions fausses où la rhétorique cherche à suppléer le défaut de "vrai". Ainsi disparaît la nécessité d'une instance tierce, lecteur ou auditeur, où se ferait la confrontation critique des uns et des autres.

La mise en place d'une "bonne" rhétorique, pour la philosophie comme pour tous les autres discours, aboutit à un partage entre le propre et le simulacre.

La rhétorique de la classe de Terminale devient la rhétorique naturelle, simple, sobre adaptée à la philosophie. Dans les autres classes, les rhétoriques différentes sont décrétées inadaptées à la révélation de la vérité. En condamnant ce qui ne pourrait, dans les autres classes, être que des simulacres de philosophie, la classe de Terminale se présente comme le lieu propre au philosophique.

Une telle opération vise à éliminer toute possibilité de philosophies différentes qui rentreraient en conflit avec la philosophie officielle.

En explicitant l'opération qui consiste à ériger en ''bonne" rhétorique les critères socio-culturels des élèves de Terminale des Lycées classiques, nous pouvons désormais redonner droit de cité à la multiplicité des rhétoriques des philosophies possibles.

Apparemment, en ôtant la barre qui sépare le propre de la philosophie de son simulacre, nous ne sommes plus en mesure de cerner ce qui fait la spécificité de la philosophie. Nous tombons sous les reproches de la tradition cartésienne qui tient presque pour faux tout ce qui n'est que vraisemblable, et au delà, de la tradition platonicienne qui exclut de la cité les miméticiens, et condamne les sophistes au nom de la Vérité.

Cependant, en perdant le dogmatisme, nous gagnons un champ immense à défricher. Puisque la rhétorique philosophique peut être autre chose que la rhétorique d’une classe particulière elle s'ouvre sur l'ensemble des techniques discursives qui permettent de provoquer, d'accroître ou au contraire de problématiser l'adhésion des auditeurs (lecteurs) aux thèses que l'on présente à leur assentiment.

Or en examinant côte à côte les différentes techniques argumentatives nous nous apercevons que la philosophie se distingue précisément des autres disciplines rhétoriques par la remise en cause des terrains d'accords communs.

Classiquement, et toujours aujourd'hui, lorsque dans un procès ou au débat, le locuteur veut obtenir l'assentiment de ses auditeurs à une proposition dont il a besoin pour assoir son argumentation, il cherche à mobiliser un terrain d'accord irrécusable.

C'est tout le contraire que nous illustrent les dialogues platoniciens. D.e refuser les terrains d'accord communs de la Cité, Socrate est condamné à boire la cigüe. La philosophie apparaît alors comme une argumentation originale, car loin de s'appuyer sur des terrains d'accord admis, elle les transforme. Elle fait apparaître que ces terrains d'accord sont différents d'un individu à l'autre, d'intérêts à d'autres, etc.. et bien sûr, sont conflictuels entre eux.

Loin de négocier la conflictualité par l'utilisation judicieuse dans le discours de terrains persuasifs pour l'auditeur, le philosophe au contraire, convainc en "déconstruisant" les accords, pour en faire apparaître de nouveaux : l'auditeur ne se range pas à l'avis de l'orateur au terme d'un développement rhétorique, mais par l'acquiescement au pas à pas d'un raisonnement critique. Tous les dialogues de Platon en illustrent la pratique.

On conçoit que, sous cette forme, la philosophie est un formidable instrument pédagogique, puisque la réflexivité est productrice de connaissances nouvelles. De même, elle est accessible à tous, puisqu'elle vise à interroger les évidences communes qui ont une même force, quelque soit leur complexité.

Seulement, cet aspect positif que possède la philosophie sur la rhétorique s'est accompagné d'un aspect négatif. Alors qu'elle est en fait différente de l'épidictique, du délibératif, du laudatif, .. puisqu'elle agit à titre pédagogique, la philosophie a prétendu disqualifier les diverses rhétoriques.

Dans les faits, la philosophie avec Platon devient un moyen d'imposer les accords dégagés, en substituant à la conflictualité des différents terrains d'accords, un raisonnement nécessaire, objectif, impartial , hors-conflit. L'impartialité est ici la partialité la plus effrontée à cause d'une "sur-rhétorique" qui transforme le raisonnement critique en discours rationnel a théorique.

Nous venons progressivement de dégager un nouveau visage de la philosophie :, multiple de part les diverses rhétoriques mises en oeuvre, elle problématise les terrains d'accords communs en intégrant la conflictualité des opinions.

Il ne nous reste plus qu'à mettre en évidence l'outil fondamental à toute construction argumentative : les topoi

Les topoi , en en français les "lieux », d’où nous vient l’ expression "lieux communs",  sont des machines à produire des terrains d'accords.

Mais traduire topos 'par "lieu" fait perdre la complexité du mécanisme mis en jeu. Aussi, dans la suite de notre texte nous garderons l'écriture grecque, afin de garder aux (topoï) la multiplicité de leur signification.

Pourquoi ne pas traduire topoi par topique ? Parce actuellement la topique est une théorie ou un point de vue qui permet d'articuler des instances ayant des fonctions différentes et dont on peut donner une représentation figurée spatialement.

On parle couramment de deux topiques freudiennes, la première dans laquelle la distinction majeure se fait entre Inconscient, Préconscient et Conscient; la seconde différenciant trois instances: le Ça, le Moi, le Surmoi. Et, autre exemple, Althusser reprenant la notion à Freud, parle d'une conceptualisation topique de la société chez Marx.

Nous considérerons par la suite la topique, comme le résultat de l'action du topos. Tout notre savoir des topoi, nous le tirons d'Aristote et plus précisement d'un ouvrage - donné comme un des premiers qu'il ait écrit - qui s'’intitule TOPIQUES. Ecoutons Aristote nous exposer les services que l'on peut attendre des topoi :

"Ils sont au nombre de trois: l'entrainement intellectuel, les contacts avec autrui, les connaissances de caractère philosophique.

Qu'il puisse servir à l'entrainement intellectuel, c'est ce qui ressort de sa nature ; de fait, une fois en possession de la méthode, nous pourrons plus facilement argumenter sur le sujet qui se présente.

Qu'il soit utile pour les contacts avec autrui ceci s'explique du fait que, lorsque nous aurons dressé l'inventaire des opinions qui sont celles de la moyenne des gens, nous nous adresserons à eux, non point à partir de présuppositions qui leur seraient étrangères, mais à partir de celles qui leur sont propres, quand nous voudrons les persuader de renoncer à des affirmations qui nous paraîtront manifestement inacceptables.

Que notre traité soit utile enfin aux connaissances de caractère philosophique, cela s'explique du fait que, lorsque nous serons capables de développer une aporie en argumentant dans l'un et l'autre sens, nous serons mieux à même de discerner, en chaque matière le vrai du faux.,

Mais on peut encore en attendre un service de plus qui intéresse les notions premières de chaque science. Il est impossible, en effet, d'en dire quoi que ce soit en s'appuyant sur les principes spécifiques de la science considérée , puisque précisément, les principes sont ce qui est premier à l'égard de tout le reste; il est donc nécessaire, si l'on veut en traiter, d'avoir recours à ce qu'il existe d'idées admises à propos de chacune de ces notions. Cette tâche appartient en propre à la seule dialectique, ou du moins à elle principalement; de fait sa vocation examinatrice lui ouvre l'accès des principes de toutes les disciplines" (1).

Examinons pourquoi les topoi peuvent rendre tous ces services. Voici les caractéristiques que nous leur attribuons:

- le topos permet de reformuler l'énoncé de l'interlocuteur ou de l'adversaire en fonction du but argumentatif visé.

- la production de cette reformulation doit être un acte d'accord contraignant pour l'interlocuteur qu'il ne peut rejeter sans rompre le contrat de parole.

Eclairons ces deux caractéristiques à 1'aide du topos- IV, 2, 123 à 11.14. Il s'énonce dans les termes suivants:

Si aucune des différences attachées au genre ne s'attribue au terme indiqué comme l'espèce, le genre ne pourra pas s'attribuer à lui ; par exemple on ne peut attribuer à l'âme ni le pair ni non plus par conséquent le nombre

Restituons la dynamique de l'emploi de ce topos en supposant que l'énoncé proféré initialement par un locuteur A est : "L'âme a pour genre le nombre".

L'interlocuteur B, pour lui imposer le contraire, "l'âme n'est pas un nombre’, doit produire une reformulation de l’'énoncé· de A telle qu'elle soit contraignante pour ce dernier. En effet, A ne peut récuser la transformation de son énoncé en: "l'âme est paire et impaire".

Les différences qui s'appliquent au genre valent pour l'espèce, Or, ce qu'Aristote n'indique qu'implicitement, si cette reformulation - que nous notons A' - est rejetée par A, il est aussi amené à rejeter son premier énoncé, puisque celui-ci est nécessairement lié par le topos à la reformulation A'.


Le topos permet de produire un énoncé inacceptable par rapport au contrat qui lie A à B. Pour sauvegarder le contrat commun A doit admettre l'illégitimité de son énoncé initial. Sinon A doit remettre en cause le contrat en affirmant c'est bien ce qu'il a voulu dire: "l'âme est un nombre parce qu'elle est paire et impaire".

Une troisième éventualité nous intéressera particulièrement. Le locuteur A peut contester l'usage même des topos. Supposons, en effet, que le locuteur A suppose au genre qu'est le nombre des différences autres que celles postulées par Aristote. Dans ce cas, le locuteur A donne une toute autre acception au terme "nombre" qu'Aristote.

Il est parfaitement possible qu'Aristote utilise le "les différences du genre" par rapport à "son nombre" et que A utilise un autre topos- par rapport au sien. Le contrat commun est alors modifié. Pour illustrer ceci, prenons un exemple extrait du "Traité de l'Argumentation" de Ch.Perelman et L.Olbrechts-Tyteca:

"Nous entendons par lieux de la quantité les lieux communs qui affirment que quelque chose vaut mieux qu'autre chose pour des raisons quantitatives. Pour Isocrate, le mérite est proportionnel à la quantité de personnes à lesquelles on rend service: les athlètes sont inférieurs aux éducateurs parce qu'ils bénéficient seuls de leur force, tandis que les hommes qui. pensent bien sont profitables à tous" (1)

Or, nous pouvons opposer à l'argumentation d'Isocrate un topos de la qualité, qui donnerait: "Mieux vaut un exploit sportif qui recule les limites de l'impossible que dix pédagogues médiocres".

Nous contestons ,ainsi que le mérite puisse être soumis à un topos de la quantité: seul le topos de la qualité lui est adéquat ! Nous récusons le contrat proposé par Isocrate et le subordonnons au nôtre.

Pour une personne tierce, les deux topos sont exclusifs l'un de l'autre. Choisir l'un c'est lui subordonner l'autre. Que la qualité prime sur la quantité ou inversement, implique que le topos Or comment attribuer l'atout? Décider de la hiérarchisation? L'atout s'imposera par sa capacité à se prévaloir, directement ou indirectement, d'une autorité collective ou contractuelle qu'il n'est pas au pouvoir d'un locuteur de récuser à terme, sans risque.

La définition du mérite variera donc selon la manière dont chaque locuteur pourra faire appel des instances contraignantes pour l'autre, donc selon le rapport de forces matériel en final. Familiarisé avec le fonctionnement des topoi .nous retrouvons aisément les différents services décrits par Aristote.

La capacité à reformuler favorise l'entraînement intellectuel. La connaissance des présuppositions d'autrui permet de les réfuter plus facilement, enfin la diversité des topoi appliqués à un même sujet permet de développer une argumentation pour et contre

Avec ce dernier service, nous cernons la spécificité de la philosophie. Aux topoi habituels, la philosophie opposera des topoi inédits ; les topoi atouts régnants seront subordonnés ; des instances contraignantes inédites seront constituées. De même, la philosophie permet, en dernière instance, de jauger les poids des topoi en présence dans un conflit éventuel.

La philosophie, telle est notre hypothèse, ne peut pas se cantonner à l'usage de topoi délimités par la norme. La philosophie n'est philosophie qu'en extension, par la pluralisation sans fin des lieux d'énonciation et des pratiques investies.

Les topoi de la classe de terminale ne seront véritablement pratique philosophique que s'ils affrontent les topoi des autres classes, des autres filières, des autres institutions.

A quoi bon philosopher si l'on mobilise toujours le même type de contrat ?. 



Afin de valider la pertinence de la mise en valeur des topoi pour la pratique de la philosophie, nous allons procéder à une lecture d'un texte de Descartes dont le statut n'est que partiellement philosophique. Le texte "Règles pour la direction de l'esprit" - écrit en latin "Regulae ad directionem ingenii"- est un traité inachevé retrouvé dans les papiers recueillis à Stockholm après la mort de Descartes

Nous allons tenter de discerner en quoi les règles de méthode proposées acquièrent à un moment donné un statut philosophique. Nous prenons, pour ce faire, la position d'un lecteur tiers, qui resitue le discours cartésien par rapport aux autres types de discours sur le même sujet. Nous serons ainsi à même de constater le passage à la philosophie lorsque le rapport aux autres discours se modifiera de façon spécifique.

Débutons par la Règle I : "Le but des études doit être de diriger l'esprit pour qu'il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui".

Dans ce titre, rien à quoi un lecteur ne puisse qu'acquiescer. Pourtant, l'énoncer présuppose que le but des études peut être tout autre. En effet, les études habituelles, affirme Descartes, ont un défaut fondamental:

"En vérité, il me semble étonnant que presque tout le monde étudie avec le plus grand soin les moeurs des hommes, les propriétés des plantes, les mouvements des astres, les transformations des métaux et autres objets d'étude semblables, tandis que presque per­ sonne ne songe au bon sens ou à cette sagesse universelle, alors que cependant toutes les autres choses doivent être appréciées moins pour elles-mêmes que parce qu'elles y ont quelque rapport" (1).
Les jugements solides et vrais sont placés en opposition/ hiérarchisation avec les jugements particuliers émis des sciences particulières. Le topos mobilisé par Descartes, du genre "Le tout vaut mieux que l'ensemble de ses parties prises isolement", inscrit les sciences particulières dans un champ limitatif. Un second champ surgit, qui a été laissé en friche, bien qu'il soit le tout des sciences.

Du coup, ce champ en friche ne demande qu'à être cultivé. Le corps, le particulier, le multiple doivent se subordonner à l'esprit, au général, à l'unique, pour que nous puissions porter dans les sciences des jugements solides et vrais.

Bien que la position cartésienne soit unilatérale dans la mesure où l'on ne connaît du discours d'autrui que ce qu'elle en dit, autrui peut reconnaître qu'effectivement, il peut être nécessaire de prendre en compte l'unité de l'esprit. Tout comme autrui peut avancer une série d'arguments qui mettent Descartes en difficulté. Par exemple, contester la totalité attribuée par Descartes au bon sens en catégorisant ce dernier parmi d'autres capacités de l'esprit.

Rien ici qui soit philosophique. Les topoi cartésiens mettent en valeur des contrats généraux sur la distinction du corps et de l'esprit, de la diversité et de l'unité, etc. . L'argumentation se poursuit identique jusqu'à la onzième règle. A la douzième règle, Descartes modifie complétement le contrat de lecture : les recommandations méthodologiques cèdent la place à la redéfinition des rapports entre l'esprit et le corps. Descartes sort, par conséquent, des terrains d'accord facilement admis pour se prévaloir de topoi inédits. Il en a tellement conscience qu’il débute son exposé par ces lignes :

"C'est qu'en effet je désire écrire toujours de manière à ne rien affirmer sur des questions ordinairement contreversées, à moins d'avoir exposé au préalable les raisons qui m'ont amené à mon opinion et qui, je pense, peuvent convaincre aussi les autres" (1).

Or s'agissant de ce qu'il veut décrire:

" … je voudrais exposer ici ce qu'est l'esprit de l'homme, ce qu'est le corps, comment celui ci quelles sont dans tout ce composé les facultés qui servent à connaître les choses et ce que font chacune d'elles " (2).

Descartes prévient le lecteur qu'il n'est plus contraint par quelque accord que ce soit.

" .. ne croyez pas que les choses soient ainsi, si vous ne le voulez pas . Mais qui empêchera que vous n'adoptiez les mêmes hypothèses, s'il est évident qu'elles n'altèrent en rien la vérité et qu'elles rendent seulement tout beaucoup plus clair" (1).

En quittant, pour les remettre en cause, les accords communs sur l'esprit et le corps, sur l'organisation des facultés, etc.. Descartes perd le bénéfice de toute l'argumentation développée dans les onze premières règles. Le lecteur, à lire

la règle douze, s'aperçoit que les topoi cartésiens sont tout à fait différents de ce à quoi il avait cru acquiescer. C'est pourquoi un peu plus loin, Descartes essaye de sauvegarder ùn minimum de crédit:

".. Il nous faut admettre ici, comme plus haut, certaines choses qui ne sont pas acceptées par tout le monde; mais peu importe qu'on les croient pas plus vraies que ces cercles imaginaires avec lesquels les astronomes décrivent leurs phénomènes pourvu qu'avec leur secours on distingue sur toute question quelle connaissance doit être vraie ou fausse" (2). 

En introduisant des tpoi inédits Descartes bascule dans la philosophie, comme l'on tombe d'un piédestal. Personne n'est assuré de le croire et peut-êatre lui-même doute-t-il de ce qu ‘il avance. Cela expliquerait-il l'inachèvement de l'ouvrage ? Avec les nouveaux topoi le lecteur se trouve face à deux manières différentes d'articuler·l'âme et le corps. L'une s'avère privilégier la diversité des objets de l'étude scientifique, l'autre, l'arithmétique et la géométrie, dont Descartes a valorisé- la démarche dans la Règle II :

"Par là on voit clairement pourquoi l'arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences: c'est que seules elles traitent d'un objet assez pur et simple pour n'admettre absolument rien que l'esprit ait rendu incertain, et qu'elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement" (3).

On pourrait penser que la topique de l'esprit et du corps introduite dans la Règle XII ne s'applique qu'au mode de raisonnement nécessaire, en admettant une relative pertinence de la topique habituelle pour les sciences qui n’ont pas des objets aussi purs ou aussi simples.

Ou même, serait-on en droit d'attendre l'élaboration de Topoi  spécifiques aux sciences qui ne sont ni arithmétiques ni géometriques, qui soient les corollaires des topoi introduits dans les onze premières règles.

Descartes se livre à un geste que nous devons apprécier comme tout à fait étonnant. Il généralise sa topique de l'esprit et du corps à l'ensemble des sciences. Pourquoi s'étonner, objectera-t-on, car à partir du moment où l'on parle de l'esprit et du corps, on ne peut forcément être que général.

Telle est bien en effet l'ambigüité de la démarche argumentative cartésienne

Elle revalorise un secteur limité des sciences non pas avec de topoi particuliers mais avec les topoi les plus généraux possibles. Cela a pour résultat de subordonner l'ensemble des autres sciences aux procédures de l'ordre et de la mesure. Ce qui pouvait par,aître forfanterie rhétorique dans la Règle IV sur la base des topoi communs devient effectif dans la Règle XII:

"On remarque ainsi qu'il doit y avoir quelque science générale expliquant tout ce qu'on peut chercher touchant l'ordre et la mesure sans application à une matière particulière, et que cette science est appelée, non pas d'un nom étranger mais d'un nom déjà ancien et reçu par l'usage, mathématique universelle, parce qu'elle renferme tout ce pourquoi les autres sciences sont dites des parties de la mathématique" (1).

La fragilité philosophique cartésienne prend aux yeux du lecteur une tout autre signification: elle a le tort d'avoir raison sur tout. La topique cartésienne n'a plus à être jugée par rapport à la topique commune. C'est plutôt à la topique commune de justifier son écart par rapport à la seule vraie topique possible.

En affirmant qu'il n'y a qu'une seule science possible de l'ordre et de la mesure, que les sciences à part entière y sont en fait incluses, Descartes passer ses topoi hors la-norme' en topoi incarnant la norme.

A ce point-ci de l'argumentation cartésienne, nous ne pouvons que constater la reproduction d'un geste qui court tout au long de l'histoire de la philosophie. Parce que le philosophe s'effraie de sortir de la norme des lieux communs, il s'érige en nouvelle norme en situant ses topoi comme hiérarchiquement supérieurs à l'ensemble des lieux existants.

Notre jeu, ici, entre les mots "topoi· et "lieu" image bien comment la subordination introduite par la philosophie a, d'un côté, dévalué la rhétorique et, de l'autre, transformé la philosophie en une sur-rhétorique.

Nous allons maintenant parcourir toutes les conséquences de la frayeur philosophique. Du point de vue que nous prendrons, la philosophie cartésienne ne pourra être que ridicule puisqu'elle veut concilier comme tant d'autres systèmes philosophiques - l'inconciliable: le respect de la norme commune avec la production d'un discours critique.

La première conséquence d'où s'ensuivent toutes les autres consiste en ce que seul les topoi cartésiens sont adéquats à la science. De là tous les autres topoi sont inadéquats, voire faux. Les sciences particulières existantes deviennent le produit d'un discours erroné parce que mobilisant des topoi inadéquats. Pourquoi utiliser des topoi qui n'ont rien à voir avec les vrais.

Parce que les vrais topoi ne sont pas immédiatement accessibles, étant situés un cran au dessus de l'usage courant de la rhétorique.

Ceci est notre formulation. La formulation cartésienne décrit la possibilité de l'emploi erroné de la rhétorique à partir d'un "mauvais" emploi des rapports entre l'esprit et le corps. La Règle XII va au delà de la description des rapports entre les instances spirituelles et corporelles. Elle fournit la dynamique d'ensemble qui articule le "bon" emploi de la topique spirituelle à son "mauvais" emploi.



Le discours cartésien se donne ainsi une double détermination:

- Il est médiation vers une instance spirituelle qui le dépasse.

- Etant le "bon" emploi de la topique, il connaît par la-même les raisons du "mauvais" emploi de celle-ci.

Nous entrons dans un monde étrange où les figures argumentatives ne sont que les représentations de figures instantielles entretenant entre elles des logiques tout à fait ahurissantes lorsqu'on prend le temps de lire le texte pour lui-même.. Débutons par l’' instance "pensée".

La pensée est décrite dans la Règle XII ainsi: "Cette force, par laquelle nous connaissons proprement les choses est purement spirituelle, et non moins distincte du corps tout entier, que le sang des os et la main de l'oeil". .. la pensée est dans le corps. Elle est corps mais purement spirituelle. Y a -t....il ici antinomie? Si la pensée est corporelle, elle ne peut pas être spirituelle.. Une seule solution est possible, c'est qu'elle ait une structure topologique telle qu'"instance" spirituelle toute entière, une face communique avec le corps, telle que le corps ne voit que cette face; et l'autre face, pour elle-même se comprendrait comme spirituelle, donc comprenant les deux faces indépendamment du corps.

C'est bien ainsi que Descartes nous la présente: "et elle est une, soit qu'elle reçoive des figures du sens commun en même temps que l'imagination, soit qu'elle s'applique à celles que garde la mémoire, soit qu'elle en forme de nouvelles qui s'emparent tellement de l'imagination que souvent celle-ci ne suffit pas à recevoir en même temps les idées qui viennent du sens commun, ou à les transmettre à la force motrice selon la simple organisation du corps". Ceci va donc être la face que l'on pourrait appeler "corporelle". Mais cette face "corporelle" est douée d'une force qui n'a rien à voir, précise Descartes,
avec les choses corporelles. On a donc affaire à une supra­corporéité. La métaphore est donc immédiate: "Dans tous les cas cette force qui connaît est tantôt passive, tantôt active, c'est tantôt le cachet, tantôt la cire qu'elle incité".


Cette force est au delà de la passivité et de l'activité. Mais en même temps, elle peut être passivité ou activité. Elle est au delà de l'imagination, de la mémoire des sens, mais elle peut imaginer, se souvenir, sentir. Elle est une et diverse. Et elle ne peut être qu'une : "si enfin elle agit seule, elle est dite comprendre: mais pour cette opération, j'exposerai plus amplement comment elle se fait".

Descartes nous dit seulement de cet entendement pur, de cette intelligence, qu'elle peut effacer de la face "corporelle", tout ce qui vient des sens et de l'imagination.

Aidons-nous d'un schéma:


De là nous pouvons produire le schéma qui décrit les rapports des sciences particulières à la science une dans la Règle I

"Ainsi, faisant une comparaison fausse entre les sciences, qui résident tout entières dans la connaissance qu'a l'esprit, et les arts, qui requièrent un certain : exercice et une certaine disposition du corps, et voyant, par ailleurs, que tous les arts ne sauraient être appris en même temps par le même homme, mais que celui qui n'en cultive qu'un seul devient plus facilement un excellent artiste, parce que les mêmes mains ne peuvent pas se faire à la culture des champs et au jeu de la cithare, ou à plusieurs travaux de ce genre tous différents, aussi aisément qu'à l'un d'eux, ils ont cru qu'il en est de même pour les sciences elles aussi, et, les distinguant les unes des autres selon la diversité de leurs objets, ils ont pensé qu'il faut les cultiver chacune à part, sans s'occuper de toutes les autres. En quoi, certes, ils se sont trompés" (1).

Le schéma de la comparaison dénoncée par Descartes sera celui-ci :



Abordons maintenant les modalités du "bon" emploi de la topique. Dans les Regulae, Descartes rejette "tous les préceptes par lesquels les dialecticiens pensent gouverner la raison humaine..", autrement dit, le syllogisme. Par contre, il célèbre l'invention de l'écriture.

Avec le syllogisme, la raison reste oisive, voire devient prisonnière des chaînes de l'inférence; tandis que l'écriture est requise comme ce qui peut aider à retenir l'attention de notre pensée. Des termes de l'opposition se dégage une logique du moyen extérieur, qui aide ou perd une intériorité pensante.

Dans un premier temps, cette opposition nous réfère au "Phèdre", où, à la fin du dialogue, Platon oppose l'écriture à la réminiscence. L'écriture est un aide-mémoire, un mémento extérieur qui dispense les hommes d'exercer leur mémoire vive. La remémoration parce qu'extérieure, sera le sommeil de la mémoire, et donc condamnée.

Ce rappel du "Phèdre" nous permet de constater que Descartes charge le syllogisme des défauts que Socrate attribuait à l'écriture: sommeil de la mémoire/de la raison, perte de la vérité, emprisonnement, etc..

Mais, curieusement, alors que Socrate opposait le mémento externe à la mémoire interne, le dehors au dedans, Descartes va opposer à la mauvaise extériorité qu'est le syllogisme, la bonne extériorité de l'écriture. Le partage s'opère entre ce qui perd la vérité et ce qui l'accroît.

Et, de même que l'écriture selon Socrate n'est bonne qu'à être la forme extérieure d'une vérité déjà là, le syllogisme n'est gardé que comme rhétorique, exposition de vérités déjà connues. Il y a une présence identique de la Morale car, si Socrate condamnait l'écriture au nom de la moralité, Descartes propose la Morale comme terme du développement de l'esprit.

"J'entends la plus haute et la plus parfaite morale qui présuppose une entière connaissance de toutes les autres sciences et qui est le dernier degré de la sagesse".

Nous comprenons pourquoi, dans la règle XII, lorsque l'entendement se propose d'examiner quelque chose qui puisse être rapportée au corps, il est faible et il a besoin d'être suppléé par une figure donnée aux sens externes. En effet, l'unité de l'esprit est restreinte ou entamée par le "s'imaginer" de la force corporelle.

Que se passe-t-il alors avec l'écriture? La mémoire estle sans-force de la face "corporelle". Le seul "aide-mémoire" qui soit possible est notre force de raison. Mais, on l'a vu, celle-ci suffit à peine pour l'intuition présente. Si la raison peut être suppléée, la mémoire ne le peut pas. C'est pourquoi l'écriture vient à propos pour se passer de celle-ci, "faculté instable".

La figure tracée schématisant une des grandeurs de la chose examinée va donc permettre d'annuler, de mettre entre parenthèses plutôt, la partie de la raison occupée à s'imaginer, reconstituant de l'extérieur l'unité de la raison, et lui rendant la force de conférer à la face "corporelle" son caractère de cachet.

L'écriture va se doter d'un caractère double. D'une part, elle est donnée aux sens externes comme la figure tracée. Mais plutôt que des figures complètes, des signes courts sont préférables. D'autre part, elle permet la rétention et la remémoration d'intuitions passées. Ce qui veut dire que l'intuition remémorée est d'emblée l'unité de l'esprit; occupant au minimum la face "corporelle", l'écriture permet la plus grande extension de la face "une".

Tout le travail d'attention de l'intuition est économisé. Dans les deux sens: d'une part nous abandonnons "notre imagination libre et entière aux idées présentes", d'autre part nous pouvons suivant la règle XI, les parcourir toutes d'un mouvement de pensée et avoir l'intuition du plus grand nombre possible d'entre elles en même temps.

Dans un cas, l'imagination est assistée au mieux par la raison. Dans l'autre, la raison est une, en absence de toute imagination.

La suite des Regulae· détache l'écriture de la mémoire, puisque l'écrit non seulement est la rétention d'intuitions passées, mais l'anticipation des intuitions à susciter, plus, du mouvement déductif à opérer : "nous présenterons les termes de la difficulté, si purs et si dépouillés que, sans rien oublier d'utile, on n’y trouvera rien de superflu et qui occupe inutilement l'esprit, quand la pensée devra embrasser plusieurs choses à la fois."(; Règle XVI) (1)

La figure tracée n'est rien moins qu'une prothèse de la raison. Prothèse qui est un "bon" supplément. Inversement cette faiblesse de la raison peut être accentuée si le supplément est "mauvais". C'est le cas du syllogisme. La figure tracée aide un ressaisissement de la raison comme une. Le syllogisme, au contraire, laisse la face "corporelle" dans un état de passivité. Sur ce point précis, à la bonne intériorité s'oppose la mauvaise extériorité du syllogisme.

Le "bon" emploi de la topique cartésienne ne se réalise pas seulement avec l'écriture, une modalité de la lecture est également requise.

Dès le début des Regulae, Descartes oppose deux modes d'intériorité, et il le fait à l'occasion d’une critique de la lecture aveugle qui est faite des ouvrages des Anciens. A cette lecture aveugle, il va opposer l'intuition et la déduction

Il faudrait ici citer longuement la règle III: ".. nous ne deviendrons jamais mathématiciens, même en retenant par coeur toutes les démonstrations des autres, si notre esprit n'est pas capable à son tour de résoudre toute espèce de problème.. en effet, nous paraîtrons avoir appris, non des sciences, mais de l'histoire". (2)

Plus loin, dans la règle X, Descartes affirme la puissance autonome du penser. Cette règle est introduite par un exemple qui n'est certes pas anodin: "Chaque fois qu'un livre promettait par son titre une nouvelle découverte, avant d'aller plus loin, j'essayais si par hasard, je n'arriverais pas à trouver par sagacité naturelle, quelque chose d'analogue, et je me gardais bien d’ enlever ce plaisir innocent par une lecture précipitée"

Descartes diffère donc sa lecture, la retarde. Et, à la place de cette lecture, il construit un ordre qui reproduit (mal ou bien) le texte écrit.

Différer la lecture nous fait percevoir l'ordre d'un texte, avec cet avantage que cet ordre nous est inhérent. Dans un langage moderne, nous dirons que Descartes construit un appareil de lecture, met en place un écart dont il est le point d'appui. Ce détour, ce délai, ce différer de la lecture apparaît comme le paradigme de la méthode. ". . j'arrivais à la vérité, non plus comme le font ordinairement les autres hommes par des recherches désordonnées et vaines, plutôt grâce au hasard que par méthode, mais que j'avais trouvé par une longue expérience des règles certaines.." (2)

La vérité est cet ordre qui naît du différer de la lecture jusqu'à la coïncidence entre l’ordre construit et l'ordre du texte. Dans le différer de la lecture se met en place le "Je". La "bonne" lecture sera donc la méthode.

Ainsi le confirme la suite de la règle X: "Et la méthode••• n'est généralement que l'observation constante de l'ordre qui existe dans la chose elle-même, ou de celui qu'on a ingénieusement imaginé: ainsi si nous voulons lire un texte qui est enveloppé dans des caractères inconnus, nous n'y voyons sans doute aucun ordre, mais nous en imaginons un cependant, non seulement pour examiner toutes les conjonctures qu'on peut faire sur chaque signe, chaque mot, chaque idée, mais aussi pour les disposer de manière à connaître par énumération ce qui vient à être déduit' (3)

Et Descartes précise encore:
"Il faut avant tout prendre garde de ne pas perdre son temps à vouloir deviner de pareilles choses par hasard et sans méthode". (4)

De ces exemples une double conclusion s'impose:

Le paradigme de l'ordre est aussi le texte écrit, support du différer de la lecture.

La lecture, permettant l'écart, est l'exercice de la méthode par un "Je" qui diffère.

Et, au terme, lecture et écriture se confondent dans une même vérité. Cependant, remarquons que ces exemples mettent en scène une lecture soit constamment différée, soit impossible. Si, à ce terme, lecture et écriture ont le même ordre, ce qui les sépare irréductiblement est la coupure interne/ externe: la lecture est un effort du "Je", car plus que l'écriture, la lecture invite à se laisser aller à la pensée de l'autre.

On peut faire de bonnes lectures de mauvais écrits comme de mauvaises lectures de bons écrits.

En réalité, il ne s'agit pas seulement d'opposer le par coeur à l'exercice réel de l'esprit, mais de montrer que (tous écrits qu'ils soient) les ouvrages des Anciens mêlent le vrai, et le probable qui, justifiés par des arguments subtils, rend improbable l'ensemble. La "bonne" lecture sera donc capable de reprendre les acquis des Anciens, mais en les dégageant radicalement de la gangue où ils étaient pris. La vérité est emmelée avec le vraisemblable, voire le faux. A la fois, il faut qu'il y ait reprise de cette vérité et distance qui nous permette de repartir de zéro.

La différence est importante, car c'est à partir d'elle que peut se distinguer la lecture précipitée, (le jugement hasardeux), donc face "corporelle" abandonnée à elle-même, de la bonne lecture qui, avec l'intuition et la déduction, assiste la face "corporelle". La lecture précipitée, interne à l'esprit, ruine l'unité de la raison, et entraîne la passivité face au corps.

En généralisant, Descartes invite à la pratique de l'arithmétique et des métiers de l'ordre:

"tous ces arts exercent admirablement l'esprit, pourvu que nous ne les apprenions mais que nous pas des autres, les découvrions par nous-même".(1)

Avec cette généralisation, nous ne savons plus où nous en sommes. Est-ce que l'arithmétique est importante parce qu'elle repose sur l'enchaînement nécessaire ou parce que, plus que tout autre science, elle exerce l'esprit à l'ordre et à la méthode?

Nous assistons à une complète inversion des enjeux initiaux de l'intervention philosophique. L'arithmétique et la géométrie n'ont pas à être revalorisés pour eux-mêmes mais en tant qu'ils permettent de réaliser le "bon-emploi" de la topique cartésienne.

Ayant amplement décrit les impasses dans lesquelles s'égare Descartes, nous sommes désormais à même d'esquisser une pratique alternative de la philosophie, qui fasse l'économie de l'opposition normative entre le "bon" et le "mauvais".

La pratique philosophique, nous l'avons vu, consiste à problématiser les topoi couramment utilisés. Ainsi au topos qui distingue un type de science par type d'objet étudié, Descartes propose le topos du primat du tout par rapport à ses parties.

Or la tradition philosophique, on l'a vu, s'est prémunie des effets d'anormalité ainsi provoqués en s'érigeant en norme hiérarchiquement supérieure.

Afin de réaliser cette hiérarchisation, les philosophes ont privilégiés des instances topiques les plus générales ou les plus légitimes: le Beau, le Vrai, le Concept, l'Esprit, l'Homme, la Théorie, etc..

Si nous ne nous effrayons pas de la fragilité de la position philosophique, il ne nous est plus nécessaire de préserver des terrains d'accords généraux et légitimes. Cela nous permet de pratiquer la philosophie dans tous les lieux possibles même s'ils sont particuliers et illégitimes.

Les pages qui suivent sont un essai de restitution de mon parcours - mon errance philosophique à l’intérieur des aléas affrontés dans une série de formations dont le public était ouvrier.
 

Les topoi que j'ai eu à constituer étaient loin des topoi prestigieux mis en scène dans l'histoire de la philosophie. Ils s'enracinaient dans les gestes ouvriers, tiraient parti des différents types de plans et de schémas utilisés pour normer et organiser le travail, critiquaient des topoi apparemment insignifiants.

Deux exemples:

* Pour que la soudure à l'étain de deux conducteurs électriques tienne, les câbleurs utilisent un." topos de la quantité: plus il y a de soudure et plus c'est censé tenir. Mon intervention consiste à faire apparaître un topos de la qualité : ce qui compte, ce n'est pas la quantité mais la répartition de la soudure lorsqu'elle est à son point de fusion.

* Les OS, ont coutûme. d'organiser leur travail selon le topos "au fur et à mesure". L'acquisition de la compétence passe par l' émergence d ‘un nouveau topos"" "l' organisation est toujours anticipatrice".

Le lecteur sera sûrement dérouté par les résultats philosophiques obtenus: ordre de montage de composants électroniques, codage par couleurs d'une gamme d'implantation, protocole de montage d'une alimentation d'ordinateur.

Pour t'assurer, Lecteur, que mon parcours possède quelque légitimité, je mets comme terrain d'accord entre nous deux ce passage des "Règles pour la direction de l'esprit" qui m'a longtemps servi de boussole:

"Mais comme tous les esprits ne sont pas également portés à découvrir spontanément les choses par leurs propres forces, cette règle (la règle X) apprend qu'il ne faut pas s'occuper tout de suite des choses plus difficiles et ardues, mais qu'il faut approfondir tout d'abord les arts les moins importants et les plus simples, ceux surtout où l'ordre règne davantage comme sont ceux des artisans qui font de la toile ou des tapis, ou ceux des femmes qui brodent ou font de la dentelle, ainsi que toutes les combinaisons de nombres et toutes les opérations qui se rapportent à l'arithmétique et autres choses semblables.." (1)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire