mardi 15 mai 2012

III. Interpréter la transformation




Marx et le prolétariat. Un individu, un intellectuel de surcroît, et la multitude des ouvriers, anglais, français, belges, allemands et de tant d'autres pays bientôt. Rencontre mythique, reconstruite.
Le prolétariat n'attend pas Marx et les lecteurs de Marxpour  exister. Le développement de 1' industrie, les concentra­tions ouvrières dans les grands villes, le salariat, la di­vision du travail sont effectifs, déjà. Cependant, ce prolétariat possède d'autres noms que celui de prolétariat. Ou s'il s'appelle "prolétariat" la signification qu'en donnera Marx. Marx ne ré-présente pas dans son texte un prolétariat déjà donné. Il le crée en le nommant. Le texte marxiste et le prolé­tariat marxiste ne font qu'un, en ce sens que Marx donne à "être" le prolétariat d'une manière inédite : désormais, il n'est plus image de misère mais potentiel révolutionnaire.
La réalité de tous les jours se perçoit tout à coup autre­ment. Des aspects très éloignés se retrouvent en relation intime et nécessaire. Des choses qui n'avaient jamais été dites sont soudain vues.
Ce·n'est pas pour autant que le texte marxiste soit arbitraire. Si un locuteur nous a, en disant "ceci et cela", positionné dans une certaine posture contractuelle, notre énoncé se calcule à partir de la position que nous souhaitons à notre tour imposer à ce locuteur.
Si un patron tient un certain type de discours, l'ouvrier qui veut affirmer son opposition se situera forcément par rapport à ce type de discours. Les ressources de la langue lui fourniront les codes langagiers de l'opposition. Et parmi ces ressources l'ouvrier pourra désormais faire appel aux énoncés marxistes.
Force nous est de constater que l'impact des textes mar­xistes ne tient pas à leur seul contenu de "vérité". Ils ont été portés par les contextes auxquels ils ont donné forme, par les luttes où ils ont tracé des lignes de démarcations, par la nécessité enfin où une classe se trouvait, en opposant son discours au discours patronal, de promouvoir de nouvelles valeurs.
Même si le geste est sacrilège, prenons en compte cette idée que l'énoncé marxiste vaut d'abord par les moments mul­tiples de ses énonciations. Tout comme il est d'usage pour deux personnes de parler du temps pour assoir une rencontre cordiale. Une partie de la classe ouvrière ne peut que parler marxiste, afin de contrer son état d'exploitation et d'assujetis­sement.
Former des ouvriers dans les entreprises, réfléchir sur les modalités capitalistes d'organisation du travail, y étabir une démarche philosophique, autant de chemins qui croisent néces­sairement le marxisme.
Dans les pages qui suivent, je n'ai pas l'ambition de tenir un discours général, mais plutôt tenter d'articuler une interro­gation très précise et donc volontairement ponctuelle sur la célèbre formule concluant les Thèses sur Feuerbach :
"Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer".(1)
.J'ai choisi cette formule surtout pour une raison d'économie démonstrative. En effet, mon interrogation échappe aux normes méthodologiques habituelles. Singulière, elle tentera de jus­tifier le bien fondé de cette singularité tout au long de l'ana­lyse mise en oeuvre. Mais à mon sens, cela ne suffira pas·. Puisque les minuties de l'analyse risquent de décourager le lecteur, il devient opportun de choisir une formule qui a donné lieu à de multiples polémiques à propos d'interprétations divergentes.
Un autre avantage de son utilisation est immédiat. En modifiant éventuellement la signification d'un énoncé con­ sacré comme fondateur, par contre coup, l'ensemble des énon­ciations marxistes qui en ont fait leur socle changeront ainsi de signification. Economiquement, l'investissement est rentable! Ou du moins, si je ne convainc pas le lecteur, Je l'oblige à compter avec mes propositions s'il se sent tenu d'une manière ou d'une autre par ces énonciations initiales.
Enfin, avant tout calcul argumentatif, il y a la fragilité d'une interrogation pratique, donc soumise aux attaques évi­dentes de la légitimité théorique. Peut-il y avoir la pos­sibilité d'un rapprochement entre la distinction ouvrière de deux langages, l'abstrait et le concret, et la distinction marxiste de deux positions de classe, entre idéalisme et le matérialisme en philosophie?
Est-ce que la distinction marxiste serait la forme savante d'une distinction populaire? Les deux distinctions ne seraient elles pensables ensemble que dans une même position de classe?
Ou encore peut-être, la distinction marxiste serait-elle l'effacement de la distinction ouvrière, la vulgarisation de la première ayant renforcée la méconnaissance de la seconde?
Mon intention n'est pas ici de repérer, à  la suite de nom­breux autres commentateurs, en partant de mon expérience, une quelconque vérité de Marx. Non, j'ambitionne plutôt de situer 1'un par rapport à 1'autre, le parcours que j'ai effectué et les énoncés que Marx me propose.
La onzième des Thèses sur Feuerbach a eu un bel avenir. Parce qu'elle associe la philosophie à la passivité de l'inter­prétation et laisse ouverte la nature de l'instance transformatrice, elle a hantée toutes les réflexions qui se donnaient comme objet les rapports entre le marxisme et la philosophie. Apparemment elle autorise deux interprétations antagonistes, dont les plus récentes sont en France celles de L.Althusser et de G.Labica. Pour le premier, cette thèse promet "l'avénement d'une philosophie nouvelle qui cesse d'inter­préter le monde pour le 'transformer". (2) 
Par contre le second s'étonne : "Les proclamations de 'matérialisme dialectique' ou de 'philosophie de la praxis' valent pourtant s'agissant des thèses que l'on marque quelque étonnement, car où prend-on
que le second membre de phrase, dans la fameuse onzième thèse, contienne quelque allusion que ce soit à la philosophie, que le premier vient précisement d'évacuer? (3)
Faute de prendre le temps de procéder à l'analyse qui sera développée ici, L.Althusser et G. Labica sont à la fois dans l'erreur et le vrai. Manifestement, la philosophie comme interprétation est le terme devalué d'une alternative qui lui oppose, comme enjeu à saisir, la transformation du monde existant.
Notons que la philosophie n'est pas simplement disqualifiée. A la transformation Marx aurait pu opposer de multiples autres substituts. Or, à la philosophie revient l'honneur de rivaliser avec la valeur transformatrice. Cela indiquerait une commune caractéristique. Si bien que la onzième thèse présupposerait qu'au delà de leur différence irréductible, interprétation et transformation - auquel il convient de rajouter l'adjectif pratique pour marquer l'opposition - ont tout deux valeur de transformation.
Nous pouvons nous figurer ceci comme un lieu muni d'une logique exclusive. Soit telle ou telle interprétation occupe ce lieu, chassant ainsi la transformation, soit la transformation y prend place, excluant les diverses interprétations.
Si ce lieu n'est vraiment correctement occupé que par la transformation pratique, il est cependant possible qu'un autre terme, apparemment passif s'y installe. La possibilité d'un tel jeu suppose que le lieu de la transformation soit couplé avec un second lieu. Ce lieu second c'est bien évidemment ce terme dont l'usage s'est répandu bien au delà du marxisme : l'idéologie. Distincte de la réalité, l'idéologie possède une plasticité qui lui autorise toutes les fantaisies possibles, à commencer par l'essentielle: oublier qu'elle n'est qu'idéologie.
La distinction entre deux lieux autorise la hiérarchisation d'un lieu sur l'autre: mais si la pratique prime sur l'idéologie, encore faut-il fixer le sens exact ou la nature exacte de ces lieux. En raisonnant à partir de cette dernière question, le cadre de l'alternative est posé: ce qui importe au lecteur présupposé par Marx, c'est de transformer le monde. Une fois le principe de la transformation admis, se pose alors la question des moda­ lités d'effectuation d'un tel projet. La onzième thèse revient à cette paraphrase: "Si, apparemment les philosophes ont trans­ formé le monde, en fait, ce n'était que du semblant, se substituant à la vraie transformation qui est pratique".

Nous trouvons, effectivement, tout au debut du texte consacré à Feuerbach dans L'Idéologie Allemande un passage analogue à notre paraphrase, que nul commentateur n'a rapproché, à ma connaissance, de la onzième thèse :
"Comme, dans leur imagination, les rapports des hommes, tous leurs faits et gestes, leurs chaînes et leurs limites sont les produits de leur conscience, les Jeunes Hégeliens, logiques avec eux mêmes, proposent aux hommes ce postulat moral : troquer leur conscience actuelle contre la conscience humaine, critique ou égoiste, et, ce faisant, abolir leurs limites. Exiger ainsi la transformation de la conscience revient à interpréter différem­ment ce qui existe, c'est-à-dire à l'acccepter au moyen d'une interprétation différente. En dépit de leurs phrases pour penser ce qui 'bouleversent le monde', les idéologues de l'école Jeune­ Hégélienne sont les plus grands conservateurs. Les plus jeunes d'entre eux ont trouvé l'expression exacte pour qualifier leur activité, lorsqu'ils affirment qu'ils luttent uniquement contre une 'phraséologie'. Ils oublient seulement qu'eux-même n'opposent rien qu'une phraséologie à cette phraséologie, et qu'ils ne luttent pas le moins du monde contre le monde qui existe réellement, en combattant uniquement contre la phraséologie de ce monde" (4).
Dans le passage cité, nous pouvons constater que ce que Marx critique comme interprétation se présente comme trans­formation : "la transformation de la conscience", "bouleversent le monde", "ils luttent", "en combattant". Pourtant Marx va typer la transformation proposée par les Jeunes Hégéliens en la circonscrivant à l'intérieur d'un domaine limité : la phra­séologie. A cette transformation localisée, Marx va opposer une trans­ formation d'ensemble du monde réel et, par contre-coup, de la phraséologie correspondante.
Intervenant dans des domaines différents, la transfor­mation et l'interprétation ne sont pas à première vue exclu­sives 1'une de 1'autre. Le mot "transformer" pourrait être pris dans des accepti


Le simulacre crée n'est pas sans efficace puisqu'il permet de faire l'économie d'une transformation effective du monde existant. La nouvelle phraséologie est dotée d'une force de suggestion telle qu'elle peut faire passer une conservation de l'existant en bouleversement. Néanmoins, selon Marx, 1a force suggestive de la phraséologie ne s'explique pas à partir d'une caractéristique interne, elle trouve son origine dans une pro­duction première qui, parce que pratique, peut différer sa trans­formation en différant sa qualité pratique, en se niant comme pratique.

Afin de se conserver, le monde existant va se masquer d'une transformation illusoire fournie par l'élaboration idéo­logique d'une nouvelle phraséologie. L'alternative posée par la onzième thèse peut se schématiser ainsi :

Lorsque Marx analyse la philosophie comme un simulacre, il tient sur elle le point de vue de son producteur, le monde réel. Il s'y tient par un geste de maintien : "je suis dans la pratique et je ne la quitte pas."

Autrement dit, le simple fait de refuser le différer du pratique a une vertu de transformation. On le constate, nous re­trouvons ici les termes familiers qui mettent en scène le choix que chaque philosophe devrait affronter sans relâche: "accorde-t-il le primat à la matière sur l'esprit ou à l'esprit sur la matière?".

Une fois que nous avons dégagé les virtualités de cette on­zième thèse, il faut l'avouer, nous nous trouvons bien insatisfaits. Car, enfin, la position à la fois pratique et dans la pratique que Marx tient, passe par un énoncé de langage. En quoi cet énoncé va-t-il être plus "pratique", plus "transformationnel" que les énoncés des Jeunes Hégéliens?

A ceci Marx répond quelque chose comme "Ça ne suffit pas de dire, il faut faire", aussi bien dans les onze thèses que dans toute l'Idéologie allemande. Citons pour illustration simplement la phrase qui débute la thèse seconde :

"La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique". (5)

Ainsi la onzième thèse en elle-même, sur le plan de la théorie, de la phrase, n'a aucune force. Elle n'a un sens que dans l'effectuation pratique de ce qu'elle affirme. Au refus de se différer dans la phraséologie, se conjugue l'affirmation du différer de la phrase marxiste dans la pratique.

Marx crée une structure où il faut sans cesse déjouer le simulacre, réaffirmer la différence. Après lui, tout lecteur doit agir pratiquement sinon l'énoncé de Marx risque de devenir lui aussi une phraséologie. Lire Marx, c'est accomplir Marx.

Résumons le chemin parcouru :

Dans la transformation, deux positions sont possibles. La vraie et la fausse.

La vérité est la transformation elle-même. La fausseté est l'annulation interne de la transformation dans la transformation idéologique.

L'une ou l'autre position se caractérise selon la place occupée dans la topique marxiste des classes. Etre du côté de la pratique, c'est être du côté du prolétariat. Etre du côté de la phraséologie, c'est être du côté de la bourgeoisie.

Marx nous invite à une posture énonciative qui récuse la philosophie. Il nous faut, pour maintenir sa parole initiale, être pratique.

Or, qu'est ce qu'être pratique lorsqu'on est intellectuel, sinon se servir du langage à des fins politiques ? En écrivant ces mots, j'ai conscience de décrire la logique qui a régit tant d'intellectuels qui ont voulu être du côté de la classe ouvrière, comme on dit. Ecoutons le témoignage de Louis Althusser, puis ensuite celui de Jean Toussaint Desanti.

Au delà des différences de terminologie, s'éprouve un même drame humain. "Combien, parmi les jeunes philosophes venus à l'âge d'homme avec la guerre ou l'après guerre, s'étaient usés en tâches politiques épuisantes, sans prendre sur elles le temps du travail scientifique! C'est aussi un trait de notre histoire sociale que les intellectuels d'origine petite bour­geoise qui vinrent alors au parti se sentirent tenus d'acquitter en pure activité, sinon en activisme politique, la dette ima­ginaire qu'ils pensaient avoir contractée de n'être pas nés prolétaires" (6).

"Une parole qui parlait à "l'endroit" : celle du 'Parti' Conformément à ses exigences et selon sa validité allait se produire pour moi, le détournement de l'exigence philosophique qui, en ce temps même dont je te parle, me demeurait proche et vivante.. Non, il n'y eut pas d'ajournement. Mais un bouleversement du champ réflexif. Quelque chose comme un effondrement des médiations usuelles vers le sens énonçable. Un changement de forme dans le mode d'accès au pensable, ce qui était plus lourd que tout ajournement et était exigé par la forme d'ap­partenance au Parti". (7)

Si nous mettons à la place du mot "Parti" le nom "Marx", il semblerait que dans le marxisme s'instaure une relation contractuelle entre le militant et le Nom fondateur, particulièrement contraignante pour ceux qui "viennent au prolétariat". Cette relation contractuelle est-elle le fait d'un texte - celui  de Marx -, d'un type d'organisation et d'argumentation ceux des partis communistes, ou bien est-elle issue d'une position énonciative ouvrière première ? Parler du lieu du prolétariat exploité, dominé, divisé mais aspirant à l'émancipation, qu'est-ce que ça impliquerait donc?

L'injonction de la onzième thèse me paraît être très proche de l'injonction ouvrière qui m'a été adressée :

"Utilisez un langage concret!"

"Ce qui importe, c'est de transformer le monde!"

Marx et les stagiaires ouvriers développent la même logique lorsqu'ils me demandent d'abandonner le langage abstrait au profit d'un langage concret.

Comme la phrase Jeune-Hégelienne, le langage abstrait sig­nifie un différer de la réalité concrète par rapport à elle-même. Les lettres, les conventions, ne renvoient à rien de concret tout en prétendant désigner et mesurer. A l'inverse, le langage concret se diffère en lui-même pour laisser voir, percevoir ce dont il n'est que la médiation: la réalité concrète.

Ce rapprochement possible entre l'argumentation des ouvriers que j'ai pu former et celle développée par une formule canonique du marxisme, est à la fois imprêssionnante et préoccupante. Impressionnante, puisque la permanence argumentative indique la réalité d'une position ouvrière qui ne s'est guère modifiée tout au long de presque un siècle et demi. Préoccupante, car, nous l'avons constaté, la revendication d'un langage concret ne va pas sans poser un certain nombre de questions.


Si l'électronique devient impensable à partir du couple abstrait/concret agencé par les ouvriers, qu'est-ce qui devient de même impensable dans le marxisme ?

Découvrons-le dans ce modèle de critique militante qu'A. Guedj a effectuée sur "Le Monde en mai-juin 1968":
"Devant la résistance des faits, le respect de soi-même et des autres impose au Monde une utilisation oblique de ces schémas traditionnels. La rhétorique n'est pas un ornement poétique; elle est constitutive du discours idéologique. Ses figures sont autant d'opérateurs formels qui permettent à un outillage mental déficient de fonctionner. On est moins surpris par la malhonnêteté du journal que par sa faillite intellectuelle. Indépendance, ouverture, intelligence, où sont ces valeurs auxquelles Le Monde est, sans doute sincèrement attaché ? Pensée qui cherche, qui se cherche ? C'est  l'image de lui-même qu'il veut donner. En fait, pensée qui se trouve sans se chercher, pensée close, sans prise sur le réel, en un mot, étroitement bornée" (8).

(8) Le Monde en Mai Juin 1968, Ed. Sociales, p. l44-145.

La rhétorique permet de réduire à un simulacre la pensée de l'adversaire, d'en faire "l'image de lui-même qu'il veut donner", et comme communiste, de s'identifier soi-même à l'union réussie de "l'intelligence" et du "réel". On pourra ironiser sur la condamnation que Guedj fait ensuite des dichotomies de la pensée bourgeoise, lorsqu'il conclut :

"Cette analyse nous conduit à une constatation paradoxale: la faiblesse de la pensée bourgeoise fait sa force. Et c'est à cette force que, dans Le Monde surtout, nous sommes sensibles."

"Incapable de rendre compte du réel, dont elle ne saisit que des éclats, c'est une pensée 'en miettes', réduite au 'bri­colage', prisonnière finalement des apparences où elle s'abrite".

"Car le réseau des apparences qui la retient, l'épuise mais en même temps la protège. Les moyens de diffusion massive de l'information permettent à la pensée bourgeoise dégradée en slogans de conserver une certaine efficacité. Elle est superficielle d'abord par nécessité. Elle l'est ensuite par sa nature même".

"Mais on s'étonnera plus tard qu'elle ait pu si longtemps séduire et durer, notamment auprès de ces lecteurs du Monde qui font pourtant de la faculté de penser leur orgueil et leur privi­lège"
(9).
( 9) Le Monde, id.

Il faudrait rire. Quel genre d·' analyse marxiste est-ce donc, cette faiblesse qui est une force? Quelle est la matérialité de ce "réseau des apparences" ? En isolant la pensée bourgeoise du "réel", ne se suicide-t-on pas politiquement ?  Car dans les usines, dans l'exploitation, dans la division capitaliste du travail, l'Etat,  la bourgeoisie n'y est-elle pas en actes ? Ne développe-t-elle pas une stratégie multiforme, intelligente, astucieuse, qui prend appui sur toutes les instances de la vie sociale (à commencer par la pro­duction) contre l'émancipation de la classe ouvrière ?

Si, pour Guedj déployer son argumentation, sa rhétorique, per­met la facilité du paradoxe et le mépris pour les lecteurs "abusés" du Monde, cela permet aussi de s'identifier à bon compte à la pensée dialectique en recourant à une dichotomie peu dialectique :

"A cette pensée formelle, idéaliste, schématique, s'oppose qualitativement la pensée dialectique, concrète, matérialiste, toujours complexe et riche car elle doit tenir compte de toutes les médiations qui interviennent à tous les niveaux du réel. Elle est moins séduisante et d'un maniement plus difficile" (10).
( 10) Le Monde, d. p._159.

Mais il ne s'agit pas tant de Guedj que de ses lecteurs.

En opposant la pensée et le réel, l'infrastructure et la super­structure, Guedj s'inscrit deux fois dans son discours. La pre­mière fois, le paradoxe lui permet de dissocier les valeurs de ses adversaires, et en disqualifiant le "mauvais" usage qui en est fait, de les récupérer afin d'être celui qui les valide véritablement. Puis il s'inscrit une deuxième fois en se situant comme discours qui a accès à une réalité face à un autre dis­cours qui se donne une réalité simulée. Le bénéfice du procédé est clair: en intériorisant la critique d'un discours externe au sien, dans son discours, Guedj abuse de ses lecteurs en leur donnant comme seule réalité véridique "sa" réalité". Qu'est-ce que la réalité pour "Le Monde", les lecteurs (communistes) n'en sauront rien! Quant aux autres, il leur semblera que Guedj parle d'une autre planète, et ils feront l'impasse sur des analyses qui ne sont pas sans intérêt par ailleurs.

Mais, dira-t-on, cet ouvrage de Guedj est militant, sous­ entendu allant au plus populaire. Passons sur l'objection que, décidément, cela accentue la coupure entre les "intellectuels" et les "humbles". Allons voir, ce que Althusser dit, précisément, de la double inscription topique chez Marx. Comme le texte dont est extrait ce passage est inédit en France étant destiné à une encyclopédie italienne, je le citerai longuement:

"L'influence des idées n'est que l'expression subordonnée d'un rapport de forces entre les classes. L'extraordinaire est que Marx tienne compte de cette thèse matérialiste dans la po­sition de ses propres idées. On peut le voir aussi bien dans le Manifeste que dans la Préface de 59, où la présentation prend la forme d'une topique. Cela veut dire que Marx y présente deux fois, et sous deux formes différentes, ses propres idées. Il les pré­sente d'abord comme principes de l'analyse d'ensemble (soit d'une conjoncture globale: le Manifeste; soit la structure d'une for­mation sociale : la Préface de 59) : ses idées sont alors présentes partout, puisqu'il s'agit d'expliquer par elles une réalité d'en­semble. Et elles sont alors présentes sous leur forme théorique.

Mais Marx fait apparaître ses idées une seconde fois, en les situant alors dans un lieu déterminé et limité de la même réalité d'ensemble: disons, pour reprendre la formule de la Préface de 59, parmi les "formes idéologiques où les hommes prennent conscience du conflit (de classe) et le mènent jusqu'au bout". En les situant ainsi, dans un lieu défini des rapports sociaux et des rapports de classe (la superstructure), Marx considère ses idées non plus comme les principes d'explication du tout donné mais sous le seul rapport de leur action pos­sible dans la lute idéologique. Et de ce fait, elles changent aussi de forme: elles passent de la forme-théorie à la "forme­ idéologie".

Le matérialisme de Marx se mesure non tant au contenu matérialiste de sa théorie qu'à la conscience aigüe et pratique des conditions, des formes et des limites dans lesquelles ces idées peuvent devenir actives. D'où leur double inscription dans la topique, D'où la thèse capitale que, fussent-elles vraies et formellement démontrées, les idées ne peuvent jamais être his­toriquement actives en personne, mais sous des formes idéologiques de masse, prises dans la lutte des classes". 

Les oppositions rhétoriques théorie/idéologie, superstruc­ture/infrastructure, de polémiques s'incarnent matériellement pour fonder une topique hiérarchique et autoritaire. Traduite dans mes termes, cette topique devient : Marx ne se contente pas de proposer un terrain d'accord face au terrain d'accord de son adversaire, il impose son terrain d'accord théorique comme le seul possible. Il est partie prenante idéologique d'un dialogue dont il prétend en même temps avoir la maîtrise théorique. Faisons ici appel à une formulation de F. Flahault qui développe une pro­blématique proche de la mienne:

"S'il n'est pas admis que la réalité puisse déborder le discours susceptible d'être tenu sur elle d'une place donnée, cela implique qu'à toute parole hétérogène à ce discours est implicitement assignée la valeur zéro, puisque de cette place, elle ne peut être reçue que comme dépourvue de réalité" (11).
(11) FLAHAULT, F. La parole intermédiaire, Ed.Seuil, p.91.

Si cette formulation a le mérite de la "place nette", elle s'applique partiellement à Marx: il accorde à l'adversaire une efficace, mais cette efficace est idéologique, car si elle est dépourvue de réalité infrastructurelle, elle n'en a pas moins une réalité superstructurelle.

Aussi, contre la démarche d'ensemble d'Althusser, ce n'est pas "par un prodigieux retournement de l'histoire que Marx n'a pas été en état de concevoir que sa propre pensée pouvait elle aussi, être détournée et asservie au destin de la toute puis­sance ; des idées et en servir la politique", mais dans la logique du contrat que Marx a passé avec la tradition marxiste en s'ins­ taurant comme l'origine,qu'il est permis de normaliser l'adver­ saire au nom du prolétariat.

Un point nous retiendra particulièrement dans ce texte inédit: la description althussérienne du Parti :

"Faute d'une théorie du parti, et des effets produits par sa structure d'appareil, ils ne se sont pas avisés que l'idéolo­gie marxiste pouvait être déformée par l'idéologie nécessaire au parti comme tel. C'est cette dernière exigence que reflètent les formules de Lénine sur la "toute puissance des idées de Marx" et le "bloc d'acier du marxisme". Pour que le parti fût unifié dans sa pratique d'organisation, sûr de sa cause et de son avenir dans une période dramatique, il ne lui fallait rien moins que la garantie proclamée de la Vérité de son idéologie, et de l'unité sans faille de sa théorie et de sa pratique. Et comme le parti est un appareil, la tentation était grande que la direction s'at­tribuât point de ne plus apercevoir la fonction confondu avec son pouvoir, et donc ses risques. Au point même de ne plus apercevoir que cette fonction méconnue de l'idéologie pouvait finir par reproduire dans le parti même, dans la différence entre ses dirigeants et ses militants, la structure de l'Etat bourgeois".

  Althusser, en dénonçant la garantie idéologique exerçée par les mandants de la tradition, en repèrant la structure de l'Etat bourgeois dans la différence entre dirigeants et dirigés, tombe lui-même dans les travers qu'il met en relief.

Je ne cherche pas ici à exercer la rhétorique facile de la paille et de la poutre. Quand même, que fait-donc Althusser lorsqu'il précipite ses adversaires dans les ténèbres de l'idéolo­gie et se réserve les doutes de la théorie?

Le problème qu'il pointe est bien réel, mais est-ce correc­tement l'analyser en le clivant d'emblée entre des dichotomies normatives, la théorie c'est ceci, le prolétariat c'est cela, afin d'être du "bon" côté? Est-il possible de procéder autrement?

Pour me tirer d'embarras face à la revendication ouvrière d'un langage concret, je le rappelle, j'ai contesté l'objectivité de cette représentation topique en suggérant l'existence d'une multiplicité de Références qui, chacune, sont une part polé­mique de réalité. Du coup le caractère argumentatif de la double inscription topique apparaît explicitement. Aucune Référence ne peut être l'entier de la réalité.

En procédant de même qu'en formation, pour tenter de com­prendre la raison du contrat que Marx instaure avec ses lecteurs, raison qui semble être la même que celle du contrat que le Parti passe avec ses intellectuels et ses militants, je propose de res­tituer la scène d'interlocution d'ensemble où se place la classe ouvrière. Ce geste suggère que les relations entre deux classes ne sont pas appréhendées identiquement selon qu'on se situe dans l'une ou l'autre classe. Si la "réalité" selon la classe ouvrière est façonnée par sa propre pratique, la "réalité" selon la classe adverse, sera tout autre. Seulement, en comparant les position­nements réciproques du patronat et des ouvriers, il est frappant de constater que la distinction abstrait/concret, présupposée par l'organisation capitaliste du travail, n'est que simplement re­tournée par les ouvriers.

Revaloriser ceux qui exécutent, en faire des producteurs, est un préalable rhétorique. En rester là sans contester plus avant la pertinence du point de vue ouvrier de la distinction patrona­le entre concepteurs et exécutants apparaît comme une lacune grave.

Pour autant cela signifie-t-il que le prolétariat tombe sous les rets de l'idéologie bourgeoise ? En ménageant la possibilité d'une position prolétarienne pure et émancipée de toute contami­nation bourgeoise, nous oublierons ce fait évident : les ouvriers ne peuvent pas raisonner comme des patrons, car les légitimités dont ils peuvent chacun se prévaloir sont conflictuelles.

Par contre, les règles contractuelles de l'énonciation sont un donné matériel identique pour les deux classes. Ni un ouvrier ni un patron ne peuvent se dérober à l'emprise d'une argumentation. Inversement chacun d'eux pourra mobiliser l'efficace contractuelle de topoi adverses. En posant au départ un donné rhétorique identique aux deux classes, nous obtenons un commencement d'hypothèse sur les impasses de la rhétorique utilisée par les ouvriers. Une des conditions de leur subordination passe par l'organisation de la méconnaissance de ces règles argu­mentatives, et par une mise en forme orientée de leur exercice.

Nous allons examiner les effets de cette subordination chez Marx, et nous les généraliserons à la classe entière, car au lieu politique où il prend place, il ne peut y échapper tout comme les stagiaires que j'ai formé.

Le 28 décembre 1846, Marx adresse, de Bruxelles, une lettre à Paul Annenkov, lettre qui abat sur Proudhon une volée de bois vert.

".. M.Proudhon a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les soieries, et le grand mérite d'avoir compris si peu de choses ! Ce que M.Proudhon n'a pas compris, c'est que les hommes, selon leurs facultés, qui produisent les relations sociales, conformément à leur productivité matérielle, produis­ent aussi les idées, les catégories, c'est à dire les expres­sions abstraites idéelles de ces mêmes relations sociales.

Ainsi, les catégories sont aussi peu éternelles que les rela­tions qu'elles expriment. Elles sont des produits historiques et transitoires. Pour M. Proudhon, tout au contraire, ce sont elles - cause primitive - et non pas les hommes qui produisent l'histoire, l'abstraction, la catégorie prise comme telle, c'est à dire, séparée des hommes et de leur action matérielle, est naturellement immortelle, inaltérable, impossible; elle n'est qu'un être de la raison pure, ce qui veut dire seulement que l'abstraction, prise comme telle, est abstraite tautologie ad­mirable".

Aussi les relations économiques, vues sous la forme des catégories sont pour M. Proudhon des formules éternelles qui n'ont ni origine ni progrès
".

L'intérêt de ce passage est d'articuler les uns aux autres, l'ensemble des lieux où Marx distribue les positions énoncia­tives possibles. Nous pouvons, à l'aide de la série des carac­térisations fournies, reprendre, en le développant, le schéma esquissé à partir de l'analyse de la onzième des thèses sur Feuerbach :


...................................

Il est symptomatique que le schéma, s'il situe l'un par rapport à l'autre Marx et Proudhon, ne figure que ce que Marx dit de Proudhon. Seulement ce qu'il en dit apparaît extérieur à Marx. La scène d'interlocution générale où Marx inscrit son discours s'efface quand Marx s'inscrit une se­conde fois comme l'un des termes de l'alternative. Ce n'est plus une alternative - entre autres - à laquelle nous sommes confrontés  mais l'Alternative - la seule possible.

Nommons A la signification de l'énoncé initial de Proudhon. Dans la scène d'interlocution marxiste, cet énoncé prendra la signification A': "Moi, Proudhon, j'affirme que les relations économiques sont des formules éternelles qui n'ont ni origine ni progrès".

Le lecteur ne peut que jeter la pierre à la signification A' tellement elle est absurde.

Ce que dit Marx - nommons-le B - paraît infiniment plus véridique: les hommes produisent les relations sociales, con­formément à la productivité matérielle. Maints faits peuvent le prouver.

Comment alors Proudhon peut-il proférer un tel non-sens? C'est, propose Marx, qu'il parle d'un lieu qui n'a rien à voir avec la réalité matérielle. Un lieu non-économique, mais qui ignore sa vraie nature.

Le tour est joué, le discours marxiste est devenu le discours vrai des relations économiques. Si un autre discours est tenu, différent, il ne peut être tenu que d'un lieu à la fois extérieur et mystificateur.

Remarquons dans la lettre l'homologie des termes : à l'éter­nité des relations économiques selon Proudhon correspond l'im­mortalité de la catégorie. La science économique de Proudhon révèlerait facilement à Marx sa vraie nature. Le contenu des énoncés conceptuels sur l'éco­nomie s'applique en fait au lieu d'où ils sont émis: les caté­gories.

Tout ceci, affirmons le nettement, est astuce rhétorique de la part de Marx. De la signification A', il déduit une,instance qu'il crédite des traits de A'. Une fois l'astuce réalisée, deux consé­quences s'ensuivent logiquement:


  • la mise en simulacre de Proudhon

  • le maintien d'une instance contractuelle qui déjoue l'effet de simulacre.


Nous examinerons successivement ces deux points.

A' est ce que Marx dit de Proudhon. Evidemment, Proudhon va développer une argumentation A autrement plus valorisante. Faisons lui en crédit sans pour autant le citer.

Ce crédit que lui attribue le lecteur apparaît comme une imposture. Parlant A, Proudhon dissimule A' et par la même, le lieu d'où il parle, la catégorie. Proudhon prétend tenir un discours économique alors qu'il n'a aucune pertinence pour le faire. Heureusement que Marx est là pour dévoiler le pot-aux-roses, pourrions nous ironiser.

Avec le simulacre surgit la question : pourquoi simuler, qui y aurait-il à cacher ? Pourquoi être abstrait et refuser de mettre la main à la pâte? Si ce n'est pour cacher la réalité, pour échapper aux dures nécessités de la lutte des classes.

La mise en simulacre demande la création d'un personnage : le petit-bourgeois. Celui qui a intérêt au simulacre puisqu'il veut à la fois masquer son origine prolétarienne et son désir d'être bourgeois.

"Il veut être la synthèse, il est une erreur composée.  Il veut planer en homme de science au dessus des bourgeois et des prolétaires ; il n'est que le petit bourgeois balloté
constamment entre le Capital et le Travail, entre l'économie
politique et le communisme".
 
( 12) (12) MARX, Misère de la philosophie, Ed. Sociales p.134.


  Que le lecteur ne se méprenne pas! En exhibant l'astuce rhétorique qui permet à Marx de disqualifier Proudhon, ce n'est pas pour autant que j'invalide la justesse de la critique mar­ xiste. Au contraire, l'exemple du petit-bourgeois le montre bien, se débarrasser de l'astuce rhétorique permet de ne pas se compliquer inutilement la tâche. Est-ce vraiment utile de créer une catégorie sociale distincte qui, loin d'être dé­terminée par le processus matériel, trouve sa raison d'être dans l'idéologie? Cette force tierce, créée théoriquement par Marx, et validée pratiquement par le mouvement ouvrier, est devenue un enjeu décisif dans le conflit de classes. Or dé­valorisée dans le discours ouvrier, cette force tierce a tout intérêt à se ranger du côté du patronat..

Cependant, la rhétorique déployée par Marx est une réponse quasi nécessaire  à la position assignée à la classe ouvrière. Si les ressources du langage invitent à la double inscription topique de l'adversaire, elles ne viennent à être utilisées de façon systématique qu'à partir du moment où l'énoncé de l'adversaire se présente sous la forme du simulacre.

Le problème rencontré par Marx est l'utilisation par la bourgeoisie des topoi ayant force de terrains communs contraignants pour tous.

Un passage de l'Idéologie Allemande tente de résoudre le problème posé pour ensuite le définir:

"Toute illusion qui consiste à croire que la domination d'une classe déterminée est uniquement la domination de certaines idées cesse naturellement d'elle-même dès que la domination de quelque classe que ce soit cesse d'être la forme du régime social, c'est-à-dire dès qu'il n'est plus nécessaire de représenter un  intérêt particulier comme étant l'intérêt général ou de représenter "l'universel" comme dominant". (13)
(13) MARX, L'Idéologie Allemande, Ed.Sociales p.77 

Représenter l'intérêt particulier comme étant l'intérêt général: qu'est-ce que Marx désigne ici ? Nous prendrons en exemple la toi organique du 14 Juin 1791 (14) qui stigmatise d'attentat "contre la liberté et la déclaration des droits de l'homme, tout concert entre les travailleurs pour la défense de leurs intérêts communs, punissable d'une amende de 500 Livres, jointe à la pri­vation pendant un an des droits de citoyen actif".

(14) MARX, Le Capital, Ed. Sociales T. 3 p.182.


Voilà un intérêt particulier: la suppression des coali­tions ouvrières destinées à faire augmenter le prix de journée. Or cet intérêt particulier se pare du prestige, de la légitimité et de la force des toutes récentes conquêtes révolutionnaires.

Les "entrepreneurs de travaux, les ci-devant "maîtres" incarnent les nouveaux idéaux, tandis que les ouvriers sont accusés de chercher à recréer les corporations anéanties par la révolution.

Du point de vue des ouvriers ainsi réprimés, n'y a-t-il pas là simulacre, usurpation d'une valeur populaire par le despotisme capitaliste ?

Ce déguisement de l'intérêt particulier en intérêt général, voilà, selon moi, le problème que tente de résoudre Marx. Et mon hypothèse est que, victime de '"l'effet de mise en simulacre", il le formule dans les termes d'un conflit entre abstrait et concret, idéologie et pratique, superstructure et infrastruc- ture.

Dans cette généralisation de couples d'oppositions, la philosophie est le paradigme idéal de l'abstraction coupée du réel..

Pourquoi Marx identifie-t-il comme abstrait l'intérêt général qui se met au service de l'intérêt particulier capi­taliste ? Je propose une fiction très pragmatique. Dans notre exemple,
les ouvriers interdits de coalitions,  estiment que la Déclaration des droits de l'homme est la leur.

Qu'elle puisse leur être opposée, faire d'eux des adversaires, est inadmis­sible! Considèrent-ils que ce n'est plus tout à fait la même déclaration. C'est bien la même Déclaration, mais l'emploi qui en est fait en dénature le sens, répondent-ils.

Afin de rester propriétaire de la Déclaration, les ouvriers vont en conséquence se battre pour son "bon" emploi en accusant les entrepreneurs et les maîtres de "mauvais" emploi. Il im­porte alors pour eux de pouvoir tracer une ligne de démarcation entre le "bon" et le "mauvais" emploi.

Comme la classe dominante utilise des instruments de maîtrise abstraits - écriture, grammaire, règles juridiques, contrats.. il est tout naturel que l'abstrait tombera sous le coup du "mauvais" emploi. Par contre, la classe ouvrière va trouver dans les caractéristiques concrètes de son labeur quotidien la détermination du "bon emploi".

Dans le cas présent, la distinction abstrait/concret permet de maintenir la Déclaration des droits de l'homme comme identique pour le Capital et le Travail. Les différen­ces proviennent de l'emploi qui en est fait. De la manière d'en user.

Pourtant, cette identité de la Déclaration pour les deux classes est improbable. Si la liberté de 1789 est la liberté d'entreprendre et autorise donc la subordination des ouvriers, ces derniers ne peuvent logiquement pas la considérer comme "leur liberté". Dans la définition même de la valeur commune, "Liberté" en 1791, l'équivocité est suffisante pour affirmer les droits du peuple et pouvoir défendre les intérêts des maîtres. Se battre pour le "bon" emploi de la Déclaration ne lève pas l'équivoque mais, au contraire, le perpétue. Réduire l'équivocité, c'est se battre pour une autre "Déclaration des droits de l'homme et du citoyen", ou un contenu différent de celle-ci.

Cette dernière remarque va nous permettre de distinguer Marx de la réaction ouvrière dite réformiste que nous avons mis en scène. En effet, il critique très explicitément la perpétuation de l'équivocité et son corollaire, la distinction entre "bon" et "mauvais" emploi.

Pour Marx, il ne s'agit pas de supprimer le "mauvais" emploi, il faut au contraire en reconnaître la réalité.

"La production féodale aussi avait son prolétariat - le servage qui renfermait tous les germes de la bourgeoisie -

La production féodale aussi avait deux éléments antagonistes, qu'on désigne également sous le nom de "beau côté" et de "mauvais côté" de la féodalité sans considérer que c'est toujours le "mauvais côté" qui finit par l'emporter sur le côté beau. C'est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l'histoire en constituant la lutte. Si à l'époque du règne de la féodalité, les économistes, enthousiasmés des vertus chevaleresques, de la bonne harmonie entre les droits et les devoirs, de la vie patriarcale des villes, de l'état de prospérité de l'industrie économique dans les cam­pagnes, du développement de l'industrie organisée par cor­porations, jurandes, maîtrises, enfin de tout ce qui constitue le bon côté de la féodalité, s'étaient proposés le problème d'éliminer tout ce qui fait ombre à ce tableau - servage, privilège, anarchie - que serait-il arrivé? On aurait anéanti tous les éléments qui constituaient la lutte et étouffé dans son germe le développement de la bourgeoisie. On se serait posé l'absurde problème d'éliminer l'histoire
" (1).

(1)MARX, Misère de la philosophie, Ed.Sociales p.130.
En gardant l'exemple de la Loi Chapelier, Marx aurait considéré que la '"Déclaration des droits de 1'homme et du citoyen" était le bon côté, et le mauvais coté, l'interdiction des coalitions. Il n'y a pas contradiction interne dans la "Dé­claration", mais contradiction externe entre la "Déclaration" et l'inégalité juridique qu'elle cautionne, entre l'égalité de droit et l'inégalité de fait.

Marx radicalise la réaction ouvrière. Ce que les ouvriers considèrent comme le "mauvais" emploi de la Déclaration, il le baptise ironiquement "bon côté". Si bien qu'il fait bas­culer toute la force contractuelle du côté "mauvais" en la présentant comme niée par le côté "beau". La bourgeoisie - comme auparavant les féodaux- ne voit pas que dans l'actuel mauvais côté, il y a le futur bon côté. Le "bon côté" est un terrain d'accord qui ne mène nulle part.
Au désir ouvrier du "bon emploi" immédiat des valeurs, Marx substitue le "bon coté" futur. Sans l'espérance de la reforme de la misère, il fait surgir la révolution nécessaire,,

Pourtant, nous l'avons analysé en détail, Marx n'échappe pas à la logique du "bon" et du "mauvais" emploi, à la logique du choix entre deux modalités exclusives d'un terme unique.

Il s'agit ici - revendiqué avec force - du bon emploi du mauvais côté de la société ! Parlant des théoriciens utopistes, Marx oppose un bon emploi à un mauvais emploi de la misère :

"Tant qu'ils cherchent la science et ne font que des systèmes, tant qu'ils sont au début de la lutte, ils ne voient dans la misère que la misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société an­cienne. Dès ce moment, la science produite par le mouve­ ment historique, et s'y associant en pleine connaissance de cause, a cessé d'être doctrinaire, elle est devenue révolutionnaire" (1).
(1)MARX, Id. p. 133-134.

Ils nous est alors possible de déployer, à partir du schéma de l'interlocution régit par la logique du simu­lacre, les relations topiques que Marx instaure entre la bourgeoisie et le prolétariat :

La bourgeoisie est clivée entre son discours et sa réalité. La réalité est impitoyable. En conséquence, le discours est un simulacre dans la mesure où il est forcément en inadéqua­tion avec la réalité d'où il parle, ouvrant la béance où s'en­gouffrent philosophes et utopistes.

La conceptualité marxiste ne peut donc se maintenir qu'en postulant que 1'idéologie existe et fonctionne à la mécon­naissance. Plus, afin d'opérer la sortie de 1'idéogie, le système doit sans cesse construire de l'idéologie. Symétrique­ment, en postulant le capitalisme comme une force uniquement réactive, force rongée par le "mauvais coté "et qui ne ferait que se défendre, le marxisme postule une exploitation radi­cale qui appelle une révolte immédiate. Révolte différée par la production de leurre. Otez les leurres, et la révolte se fera.

Pour le prolétariat deux positions sont possibles :

- soit le réformisme en acceptant les leurres
- soit la révolution en les récusant

Reformulons l'analyse précédente en fonction de la logique énonciative du terrain d'accord mis en commun entre deux inter­locuteurs.

Si la bourgeoisie développe un discours contractuel, ce contrat selon Marx est uniquement fait pour tromper. Il n'y a pas de "réalité relationnelle" entre la bourgeoisie et une partie du prolétariat, sinon idéologique.

Nous prendrons à contre-pied cette position ouvrière.

Nous l'avons constaté avec la Loi Chapelier. Lorsque la bour­geoisie en A passe contrat, c'est sur quelque chose de con­traignant pour le prolétariat, la liberté, l'école, l'Etat, etc.. C'est à dire sur des valeurs auxquelles le prolétariat attache de l'importance pour lui-même.

La contrainte contractuelle dans laquelle se trouve pris le prolétariat, devient alors selon Marx une tentative de séduction masquant l'exploitation.

Si le prolétariat cédait, il se retrouverait avec une liberté, une école, un Etat dévalués. Donc le prolétariat doit passer contrat avec lui-même sur un mode très élevé afin de pouvoir disqualifier la "prise bourgeoise" sur lui-même. Seulement la "prise bourgeoise" mobilise des éléments réels tandis que le passage de contrat du prolé­tariat avec lui-même repose sur des textes ou des mots d'ordres.

La dette du prolétariat à l'égard du concret comme à l'égard du contrat ouvert par le texte de Marx, par le Parti, par les grands Noms, etc.. apparaît ainsi comme une caractéris­tique propre de la classe ouvrière. Caractéristique qui sans doute.. Quoi dire?

Au terme de ce chapitre analysant la position qu'exige de nous, philosophes, le contrat ouvert par Marx, il nous est facile de constater que ce pan-là du marxisme ne nous est d'aucun secours pour l'enseignement de l'électronique à des ouvriers. Pire, la logique de la mise en simulacre, fondée théoriquement dans les Ecrits Fondateurs, renforce la réaction ouvrière immédiate de disqualification de la conceptualité scientifique. C'est un bien étrange paradoxe.

La théorie développée au nom de la classe ouvrière, prodigieux effort auquel contribuèrent tant et tant de militants malgré la fatigue de la journée de travail, la solitude de la prison, l'isolement des clivages politiques.. conforte un contrat de parole qui exclut la pratique scien­tifique.

De la "langue de bois" à la crise du marxisme en passant par l'absurdité apparente du clivage science bourgeoise/ science prolétarienne, une frontière se dessine. Parlant à des ouvrières, semblable, ou quasi semblable, moi-même à un ouvrier, j'ai voulu, dans ces pages, découvrir tout ce contre quoi j'ai lutté. La frontière s'ouvrira-t-elle à ce texte, à cet étrange pays qui en fonde sa consistance? 

 
(1) MARX, L'Idéologie Allemande, Ed. Sociales p.34. 

(2) ALTHUSSER, L. Eléments d'autocritiques, Ed.Hachette p.119. 
(3) LABICA, G. Le statut marxiste de la philosophie, Ed.Complexe Bruxelles, p.160. 
(4) MARX, Id. p.44. 
(5) MARX, Id. p.31. 
 6 Althusser
7 Desanti

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