mardi 15 mai 2012

IV. La philosophie en conflit



Une récapitulation s'impose.

La tradition philosophique s'ordonne autour de la re­cherche de la vérité, Que peut bien signifier cet enjeu ? Rechercher la vérité signifie que dans notre existant un tri, au minimum, est à faire, sinon une remise en cause de ce que nous tenions jusque là pour établi. Au terme de la recherche se révèle un reste, le vrai­semblable, le faux, le simulacre.

La valeur de vérité n'est pas la seule à être justi­ciable de la démarche philosophie; le beau, le bien la théorie, 1'empirie, etc.. peuvent ainsi être dégagés de la gangue qui les dissimule.

Il est frappant de constater que tous les objets dont la philosophie s'occupe sont des terrains d'accords contractuels entre des instances, individu, institution, nation, etc. qui entrent en dialogue entre elles.

Qui irait se prévaloir du faux, du laid, du mal? Et même lorsqu'on se prévaut de ces valeurs négatives, c'est que l'on a quelque intérêt à soutenir une position paradoxale par rap­port aux valeurs communes.

Globalement, ce qui vaut est la pertinence du terrain d'accord mis en tiers entre deux interlocuteurs.

La philosophie, dans sa démarche classique, ne s'intéres­sant pas à l'objet qui se prévaut de tel ou tel terrain d'accord, mais des terrains d'accords eux-même, occupe une position d'arbitrage entre les usages différents d'un même terrain d'accord.

Poser la question "Qu'est-ce que le vrai" revient à évaluer deux "vérités" l'une par rapport à l'autre. A jauger quelle "vérité" est plus vraie que l'autre "vérité". A l'entrée de ce texte, en mettant l'accent sur la rhétorique particulière de la classe de Terminale, nous avons montré comment un tel mode d'évaluation court le risque de biaiser le conflit qui se joue entre l'utilisation divergente de deux arguments ou de deux rhétoriques proches. Puis, en prenant l'exemple, chez Isocrate, de la valeur du mérite, nous avons débouché sur la notion de topos comme règle d'utilisation de l'accord.

La valeur du mérite ne peut pas s'attribuer au sportif, car le mérite est associé, dit Isocrate, au topos de la quantité : la quantité de personnes à qui profite le mérite d'une seule. Or le sportif ne profite qu'à lui tout seul. Il n'est donc pas méritant.

Alors que dans l'échange des paroles quotidiennes, ou dans notre rhétorique habituelle, nous recherchons les terrains d'accords les plus efficaces, la philosophie va tout à l'in­verse. Etant donné un terrain d'accord, un tiers pertinent, la philosophie détermine quels sont les objets qui peuvent légitimement se prévaloir de ce tiers à partir du topos qui lui est adéquat.

Lors de notre incursion dans les "Règles pour la direction de l'esprit", nous avons effectivement constaté que Descartes, à partir du terrain d'accord :

"Le but des études doit être de diriger l'esprit pour qu'il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui"(1).

disqualifie le topos usuel de la particularité pour mettre en avant le topos de la totalité. La science change alors de figure pour se plier aux exigences du topos-atout.

"Il faut donc bien se convaincre que toutes les sciences sont tellement liées ensemble, qu'il est plus facile de les ap­ prendre toutes à la fois, que d'en isoler une des autres". (2)

(1)DESCARTES, R. Règles pour la Direction de l'Esprit; La Pléiade p.37. (2)Id. p.38.

De façon identique, Marx pose des terrains d'accord, la "transformation", le "mauvais côté de la société", qui pourront avoir, soit le défectueux soit le adéquat de la pratique. Pour Descartes comme pour Marx, nous avons identiquement relevé la mise en généralité du terrain d'accord mis en tiers : '"esprit" ou la "transfor­mation" sont les seuls tiers possibles, l'un pour la science l'autre pour la société. Si bien que la mauvaise utilisation de l'accord, par la mise en oeuvre d'un topos inadéquat, aboutit à sa mise en simulacre.

Cependant, nous n'avons pu nous défendre d'un sentiment d'ambigüité, que nous avons pu expliciter en prenant à rebours les discours marxiste et cartésien. S'agit-il de changer de topos pour la mathématique chez Descartes, le prolétariat chez Marx, ou revalorise-t-on ce terme méconnu uniquement pour utiliser le bon topos ?

Fait-on des mathématiques afin de pratiquer l'ordre par l'écriture et la lecture différée, ou nous servons-nous de ces techniques pour mieux raisonner mathématiquement?

Faisons-nous la révolution afin de donner à la pratique sa juste place ou sommes-nous pratiques parce que c'est la seule voie possible pour révolutionner l'existant?

Nous pensons l'avoir amplement démontré, cette inversion entre l'enjeu poursuivi et l'accord mis en tiers est le fruit d'une crainte de perdre la légitimité. Dans les "Règles", Descartes met en scène son trouble. Par contre, nous avons reconstitué comment Marx, obéissant à la logique de la place assignée aux ouvriers, disqualifie la légitimité bourgeoise afin d'instaurer une nouvelle légitimité qui permette d'échapper à la prise de l'adversaire.

Ainsi, au terme de notre parcours, nous avons pu proposer une nouvelle définition de la philosophie axée sur la non­ généralisation des terrains d'accord mis en tiers. Plus, nous avons, à plaisir, insisté sur la multiplication des tiers pos­ sibles. Tout comme nous avons mis en valeur le passage d'un tiers à un autre, puis le retour en arrière, bref la bascule topique, contre l'enracinement philosophique sur un terrain d'accord unique.

En ouvrant la porte à la multiplicité des rhétoriques et des terrains tiers, nous n'avons pas simplement découvert la richesse des topoi possibles, la confrontation entre les topoi  "bas"  et les topoi "hauts", les topoi  "théoriques" et les topoi  "techniques". Si nous en restons là, nous tomberions nous-mêmes sous notre critique précédente.

Schématisons l'écueil possible:

....................... SCHEMA A VENIR

En érigeant la,"vraie" philosophie comme la pratique de la pluralité des topoi , nous transformerions notre action dans les pratiques ouvrières en démonstration pour la phi­losophie. Par delà le renversement hiérarchique, sinon dans le renversement même du théorique" en "technique", la philosophie se perpétuerait comme discours propre et finalement absolument clos sur lui-même.

Ce qu'il nous faut ici penser, c'est, au contraire, la possibilité d'une diversité irréductible des philosophies. Evidemment, cela serait commode si nous pouvions couvrir notre risque d'illégitimation d'une prétention à la philo­sophie en son essence. Non, nous prenons le risque d'affirmer que notre parcours nous semble être philosophique pour "telle" ou "telle" raison. Sans ôter de leur force aux topoi classiques qui régissent la philosophie scolaire. Simplement, nous limiterons ce risque, - si risque il y a - en faisant admettre aux détracteurs éven­tuels que la "philosophie ouvrière" s'exerce en un lieu hétérogène au lieu scolaire classique.

Et c'est parce que le lieu d'énonciation change que les topoi sont non seulement différents mais de surcroît s'ouvrent à leurs différences. Symétriquement, le lieu d'énonciation de la philosophie scolaire découvre, lui, une autre matérialité sur la différence que nous créons.

En reprenant ici ce qu'expose la note sur les formes- actions, la matérialité est hétérogène du moment que les topoi où elle s'organise sont hétérogènes entre eux.

A partir de ce principe d'hétérogénéité, tentons de refor­muler la caractérisation philosophique de recherche de la vérité.

Au départ, nous disposions d'une formation philosophique classique dominée par l'nistoire de la philosophie et la lo­ gique de la mise en simulacre de l'adversaire.

Tant que nous considérions les formations ouvrières comme indépendantes de la philosophie officielle, les topoi de chacun coexistaient dans leur ignorance réciproque. A partir du moment où nous estimons qu'au cours de ces formations ouvrières se déploie un philosopher spécifique, nous créons une situation d'extrème confusion. Les topoi de la philosophie officielle disqualifient immédiatement les nouveaux topoi promus comme philosophiques.

Effectivement, notre parcours peut être reformulé en "prétention", "bricolage", "ignorance des grands philosophèmes". Nous nous retrouvons exactement dans la position méprisée et méconnue de l'arithmétique, du concret, du prolétariat, etc..

Figurons-le:

....................... SCHEMA A VENIR

Pour se sortir de cette situation embarrasante de méconnaissance, il est possible de s'ériger comme "vraie" philoso­phie, faisant de notre disqualification en A' le symptôme d'égarement de la philosophie officielle.

L'autre solution - que nous préconisons - consiste à démontrer la non-validité à notre endroit des
topoi  de la philosophie officielle. Jusqu'à une certaine limite, ils pos­sèdent une efficace véridique et légitime. Passée cette limite, ils deviennent "faux" ou plutôt "s'exercent en "porte-à-faux".

Contrairement à Descartes et à Marx, pour nous en tenir à ces deux noms illustres, nous ne chercherons pas à englober  l'adversaire. Tout au contraire, nous multiplierons les marques de différenciation entre les lieux d'exercice des topoi.

Cela nous amène donc, du lieu d'où nous l'énonçons, à dé­finir la philosophie comme la construction de terrains spécifiques aux topoi mis en valeur pour la réalisation d'enjeux précis.

Si Descartes avait raisonné comme nous, il aurait délimité la portée de l'écriture et de la lecture différée dans un lieu où l'arithmétique et la géométrie pleinement reconnue. Et n'aurait pas été au delà.

Donnons un exemple de différenciation. Notre démarche philosophique ne consiste pas en un enseignement des schèmes contenus dans les Grands Textes. Elle n'existe que comme une pratique d'intervention modi­fiant ici et maintenant les argumentations en présence, en ne souciant pas de dire "ceci est de la philosophie".

Autre exemple :

La philosophie officielle se préocuppe de n'avancer que des terrains d'accords pertinents. A contrario, quel intérêt un lecteur peut-il trouver à un protocole de montage d'une ali­mentation électronique ?

Faisons un pas de plus. Quelle conséquence cela entraîne de subordonner l'explicitation de terrains mis en tiers à l'existence de topoi déjà donnés? La raison d'être des topoi ne dépend alors plus des terrains d'accord qui les légitimisent. Elle tire sa nécessité de l'action qu'exercent ces topoi dans une situation concrète donnée. A l'inverse, que se passe-t-il avec les grands Noms ? Descartes met l'écriture au service de la totalité de l'esprit ; Marx place l'action pratique au centre de la transformation de l'existant. Puisque ce sont les accords qui priment, pourquoi ces topoi là et pas d'autres pourrions nous interroger ? Alors que, précisement, ce qui compte sont ces topoi là en tant qu'ils sont une réponse spécifique à une situation spécifique.

En nous identifiant comme cousin germain de la philosophie scolaire et universitaire, nous nous sommes livrés à une opération philosophique sur la philosophie - sur une philosophie dont nous sommes un autre versant ni plus ni moins légitime.

Or, cette même opération, nous l'avons réalisée sur les formations ouvrières. Tout comme nos hypothèses philosophiques sont quasi inaudibles pour un philosophe classique, surtout lorsque nous avons la prétention de nous "parer" d'Aristote, de Descartes ou de Marx, les formations ouvrières étaient "impossibles" pour les ouvriers eux-même. Il a fallu les rendre "possibles". Cependant, l'opération s'est révélée plus compliquée que s'il s'était agit de topoi divergents sur une même base ouvrière, car "l'impossibilité" de la formation ne venait pas des seuls ouvriers mais des rela­tions opposant la hiérarchie à ses ouvriers.

Reprenons l'impression de leurre ressentie par les stagiaires ouvriers. Comment ne la ressentiraient-ils pas? Leur hiérarchie leur récusant le droit de participer à l'élaboration des contenus et de la pédagogie, les rejette implicitement dans le no man's land reservé aux personnes irresponsables et hors de leur bon sens.

En refusant la légitimité de la parole ouvrière, la hiérarchie recuse la parole ouvrière tout court. Au nom de qui parle-t-elle sinon au nom d'elle-même? La formation ne peut devenir qu'un double simulacre. Par rapport à la hiérarchie, elle simule des ouvriers qui n'ont rien à voir avec les ouvriers réels. Par rapport aux ouvriers, elle simule une préoccupation hiérarchique d'intérêt pour les problèmes des subordonnés qui est étrangère aux rapports autoritaires ha­bituels.

Or, nous ne pouvons pas confronter simplement l'une par rapport à l'autre parole ouvrière et parole hiérarchique. Chaque parole, déjà, définit des places complémentaires pour chacun des locuteurs. Cependant, la réalité incontournable du mode d'extorsion de la plus value, avec le système de domination qui y est lié, implique que chacune des parties occupe une position dissymétrique par rapport à l'autre. La hiérar­chie a pour elle toute la puissance, et de fait, l'autorité que lui confère la machinerie capitaliste. Les ouvriers, à l'inverse, ne disposent que de peu de relais matériels pour faire prévaloir une organisation différente de l'économie et de la société.

Ainsi, des mécanismes rhétoriques identiques auront des effets diamètralement opposés selon qu'ils sont mobi­lisés par l'un ou l'autre des interlocuteurs.

Nous avancerons que les ouvriers, en récusant la for­mation comme un leurre, ne réagissent pas à la formation elle-même mais à l'effet qu'elle peut induire chez les stagiaires crédules. Il y aurait ceux qui se laissent prendre et les autres. Ainsi, il n'est plus question de prendre en main les contenus et la pédagogie. Tout l'enjeu devient de disqualifier une efficace intégratrice supposée toute puis­ sante puisqu'elle se pare des valeurs ouvrières mêmes.

A la toute puissance du semblable, les ouvriers vont opposer la radicalité de leur existence : salaires, classifi­cation, conditions de travail, autonomie. Nous l'avons vu, les ouvriers accordent à la hiérarchie que cette dernière puisse les aliéner complétement à eux-même. Nous en avons relevé le paradoxe: alors que les ouvriers sont objectivement dominés, ils en rajoutent en instaurant la possibilité d'une domination rhétorique sans partage. En plus de leur propre minimisation, ils induisent entre eux une division interne qui les affaiblit d'autant plus. En rêagissant par rapport à la réponse éven­tuelle qu'un ouvrier peut donner à une formation, ils créent un clivage qui va opposer ceux qui sont tentés par la légi­timité accordée par la hiérarchie à ceux qui récusent toute compromission.

On en arrive à la situation absurde où les ouvriers se privent eux-même de l'Auditoire commun, qui est contraignant pour l'ensemble des interlocuteurs, pour fonder un Auditoire particulier, contraignant seulement entre eux-mêmes.

La même logique argumentative a des effets différents lorsqu'elle est pratiquée par la hiérarchie. Comme nous nous proposons de l'expliciter, le taylorisme repose sur la possibilité d'une parole ouvrière toute puissante, destructice de l'entreprise. Afin de contrer la subversion ouvrière, il est nécessaire d'instaurer un ensemble de "garde fous" (n'a-t-on pas au 17è, 18è, 19è siècles identifié pareillement les fous, les mendiants, et les ouvriers comme hors-la­ norme ?) qui permettent la minimisation des effets du simulacre ouvrier. Tous les accords contractuels invoqués par les ouvriers le sont indûment. Les ouvriers veulent se faire passer pour les tenants possibles d'un Auditoire commun: y céder serait miner le principe même de l'accord contractuel.

Donc, du côté de la hiérarchie, une division analogue à celle instaurée entre les ouvriers, se met en place. Il y aurait ceux qui se laisseraient abuser et les autres. Néan­moins, une différence matérielle entre les deux divisions se remarque aussitôt.

Les ouvriers réagissent à l'action hiérarchique car ils sont globalement dépendants. Pour se mettre en différence par rapport à la réponse abusée, ils se privent de l'Auditoire commun.

Au contraire, la hiérarchie va confisquer l'Auditoire commun en lui donnant la forme de l'anticipation. A l'agent hiérar­chique qui serait tenté de céder à la revendication ouvrière, est proposé l'"Auditoire commun" véridique. Muni de l'original, l'agent de maîtrise, l'ingénieur, le responsable, ont beau jeu de dénoncer la mauvaise copie ouvrière.

Du côté ouvrier, la volonté du propre se marque après-coup, pour se fonder comme modèle de référence.

Du côté hiérarchique, le propre s'incarne avant-coup, pour se fonder comme modèle de référence.

L'ouvrier réagit contre l'aliénation effective. L'agent hiérarchique prévient une altération possible.

A la suite de nombreuses rencontres avec des chefs de chantiers, des chefs d'atelier, des chefs d'équipe et des contremaîtres, j'ai été progressivement frappé par l'impos­sibilité fréquente de tenir l'objectif principal du stage ou de l'intervention.

A l'idée de communiquer avec leurs ouvriers afin de les former, ou, selon l'enjeu actuel, de dialoguer et de négocier avec eux, les visages de la maîtrise se ferment et un mur parfois infranchissable s'élève. Bien qu'il paraisse évident que sur le lieu de travail ils aient nécessairement à discuter avec leurs subordonnés, sur le lieu du stage, cette réalité s'escamote ou surgit malaisément: "On ne parle pas avec un ouvrier", affirment la plupart des agents de maîtrise.

On parle à l'ouvrier. L'ordre, la consigne, la recomman­dation, mais on ne parle pas avec l'ouvrier. Qu'a-t-il à dire qu'on puisse écouter, il ne fait qu'exécuter ce que d'autres ont décidé ou organisé. En faire un interlocuteur éventuel serait provoquer l'anarchie et introduire le désordre.

Une parole si absolue réclame même sa nature paradoxale : l'idéal est de commander sans parler. Par exemple, sur les chantiers un mythe s'entretient: "Pas besoin de par1er, un geste suffit, l'ouvrier a compris".

Si l'on s'en tient à la lettre du discours public de beaucoup d'agents de maîtrise, leur existence spécifique est fondée sur une relation où 1'on n'attend de 1'interlocuteur ouvrier ni reconnaissance ni légitimation.

Par leur position hiérarchique intermédiaire, leur parole est par avance reconnue et légitimée parce qu'elle se fonde sur l'instance supérieure: l'ingénieur, la Direction, le bureau d'Etudes ou des Méthodes.

Je reprendrai ici les analyses de F. Flahault opérant dans le double registre de la psychosociologie et de la formation. Si seule la parole explicite parmi les cols bleus est l'apa­nage exclusif de la maîtrise, c'est que "seul l'explicite apporte un recours, c'est-à-dire cons­titue une instance à laquelle se réfèrent deux interlocuteurs comme ils le feraient à une tierce personne.. l'explicite est donc toujours, virtuellement ou réellement, engagement devant un tiers (donc aussi à 1'égard de ce tiers) et pas seulement à l'égard de la personne à qui s'adresse directement l'engage­ment" (1).

(1) FLAHAULT, F. La Parole Intermédiaire, Seuil 1978 p.58.

L'instance constitutive, le tiers devant lequel les interlocuteurs de l'atelier ou du chantier s'engagent, c'est tout naturellement la rationalité qui, dans les bureaux, gère, planifie, organise, institue.

Et lorsque l'ouvrier discute avec son chef, fournit une suggestion, émet une recommandation, attire l'attention sur un problème, la discussion passe au plan de l'implicite :

"Au contraire, l'implicite, dépourvu de ce caractère de publicité, ne peut engager le locuteur, et pas davantage offrir un recours à l'interlocuteur. L'efficience qu'une énonciation perd à être implicite, en raison de l'impossibilité de caution­ner ce qu'elle avance de l'autorité d'un tiers, elle la regagne sur un autre plan : puisqu'elle ôte au destinataire l'appui d'un recours (susceptible de se fonder sur le fait indéniable que telle chose lui a été dite).. "(1) (1) Id. p. 58.

Ainsi le silence que l'on réclame de l'ouvrier à l'ordre donné, n'est pas seulement un silence ouvrier, il faut y en­ tendre la voix impérieuse de ceux qui, dans leurs bureaux, conçoivent.

Dans les bureaux se parle par conséquent une parole double. Celle que 1'on parle pour soi-même et celle dont la transmis­sion échoit à la maîtrise des ateliers et des chantiers. Curieusement, l'agent de maîtrise réconcilie les oppositions qu'il autorise: la normalisation inflexible avec le tour de main inimitable. Et la réconciliation s'opère dans la substitution du bas par le haut. Si l'agent de maîtrise doit remonter l'infor­mation, pour l'entreprise il est avant tout un agent d'adhésion à ce qui vient du haut: il fournit l'ordre sans lequel rien ne se ferait.

Pour ceux qui, presque toujours, sont d'anciens ouvriers, le commandement, l'ordre ou la consigne sont ce qu'ils se donnent à être. Ils ne connaissent nulle incertitude : c'est dans leur nature d'être évidents et irréfutables.

La maîtrise souvent se rassure: elle doit, affirme-t-elle, se maîtriser, surveiller ses paroles et ses actes, ne pas se mettre en colère. Elle ne doit pas se départir de dire "les choses comme elles sont". Même si un ouvrier exaspère par­ticulièrement, il faut garder son calme et remettre les choses à leur juste place. Face aux ouvriers, il faut tenir sa place : elle représente la rationalité des temps, la néces­sité du rendement, le besoin d'une autorité, etc..

Ainsi entre l'agent de maîtrise et l'ouvrier, le tout ou rien argumentatif est de règle. Ou l'on a tout : l'évidence, le cours normal des choses, le rendement, l'autorité, ou l'on n'a rien: le problématique, le chaos, l'arrêt de la production, l'anarchie. Et le tout, c'est le tout venant, ce qu'il y a de plus simple, ce contre quoi il est aberrant de s'élever, bref le seul terrain d'accord possible, l'ouvrier ne peut pas en présenter d'autres valables.

Par la confisquation de l'Auditoire Légitime, l'ouvrier se retrouve inclus dans une parole qui n'admet pas de réplique, puisqu'il y a déjà été répondu. A "ceux d'en bas", se présente une parole qui ne souffre d'aucune discussion puisqu'elle est déjà validée par "ceux d'en haut".

On comprend mieux, lorsqu'on se situe au niveau du vécu ouvrier, pourquoi tout se joue dans l'entreprise au niveau de la "communication". En effet, les mots, le discours, peuvent être tout à la fois considérés comme reflet exact ou comme déformation de la réalité. Sous-entendu: "moi qui parle, je parle le Normal et le Réel. Par contre, l'autre parle une nor­malité, un réel illusoires qui veulent se faire passer pour ce qu'ils ne sont pas".

Bloquer les enjeux en terme de paroles fondées ou usurpées, c'est instituer une logique binaire où le Normal c'est l'exécu­tant à sa place dans une entreprise harmonieuse, et le Simu­lacre c'est l'ouvrier parlant et agissant "à propos de tout et de rien". Selon la binarité, l'exécutant ne parle pas, et n'agit pas au nom d'une autre légitimité, non, il veut se faire passer pour ce qu'il n'est pas.

Il n'y a qu'une seule bonne manière d'organiser le travail, et elle est l'apanage de celui qui est compétent techniquement, ou organisationnellement. Qu'attendre de celui qui ne s'y connaît qu'en exécution? Là où il est, on en a besoin, ailleurs, ce ne peut être qu'un imposteur. Cela est connu : qu'il fasse une suggestion ou émette une revendication pour son travail, elle est souvent suspectée et même dans un premier temps rejetée.

L'exécutant se légitime lorsqu'il s'exécute. L'ouvrier devient l'usurpateur lorsqu'il réfléchit sur l'organisation des tâches, sur les critères de qualité, sur la définition des normes, etc.. En se subordonnant à son agent de maîtrise, l'ouvrier quitte l'es­pace du simulacre entre dans la Normalité que lui fournit la parole venue d'"en haut".

Nous dessinerons encore une fois le schéma qui devient fa­milier de la mise en simulacre de l'adversaire :


..................SCHEMA



Nous voyons aisément l'alternative tranchée à laquelle les ouvriers sont soumis à la suite de la monopolisation par la hiérarchie de l'entreprise de la position tierce. Si les ouvriers priment, la Rationalité est perdue. Si la Rationalité s'impose, alors les topoi ouvriers s'effacent pour laisser la
place aux topoi du travail taylorisé et anticipé.

Nous venons, dans notre description précédente, de souligner la place de l'agent de maîtrise. Son rôle, effective­ment, est essentiel pour concrétiser la logique de la mise en simulacre de l'ouvrier autonome. Par sa présence l'agent de maîtrise devient l'interlocuteur obligé de l'ouvrier. L'ouvrier n'a donc plus la possibilité de discuter ou de négocier avec son véritable alter-ego qui, dans les bureaux, organise la préparation du geste productif.

A un type de préparation, l'ouvrier ne peut pas opposer un autre type de préparation. Non, la préparation est à prendre ou à laisser. Toute suggestion ouvrière devient désobéissance à l'agent de maîtrise. Toute reconnaissance du bien fondé d'une décision devient obéissance à l'agent de maîtrise. Tout est biaisé dans un univers d'autoritarisme.

On pourra nous objecter qu'actuellement, dans nombre de grandes entreprises, l'organisation taylorienne est battue en brèche par un courant qui revalorise la place des ouvriers et, dans les bureaux, celle des employés.

Taylor était parti en guerre contre la flânerie ouvrière. Si l'on entre dans l'ère de l'après-taylorisme, si l'on invite l'agent de maîtrise à être un animateur, serait-ce par ce qu'un siècle de capitalisme a durablement déraciné la classe ouvrière en lui ôtant toute capacité de résistance et de contrôle ?
S'aperçoit-on que le - surcroît de discipline et d'encadre­ment qu'on apporte à une population ouvrière incapable de se discipliner et de se maîtriser elle-même, apparaît de plus en plus comme un procédé argumentatif qui, s'il disqualifie éven­tuellement le pouvoir ouvrier, désorganise sûrement les structures industrielles?

En tout cas, depuis plusieurs années, les instances diri­geantes de 1'Etat et du patronat multiplient les déclarations les séminaires, les expériences, afin de trouver les voies d'une réinsertion sociologique et culturelle de la classe ouvrière dans l'entreprise, tout en évitant une crise de la fonction maîtrise.

Aux agents de maîtrise, il est désormais réclamé d'en­tendre l'ouvrier lorsqu'il a une suggestion à faire, une amélioration à proposer, de lui donner la possibilité de s'exprimer là où il est compétent, de lui demander son avis sur ses conditions de travail. En avril 1980, P. Appel s'exprimait ainsi:

"Pour 1'entreprise, il s'agit d'une nécessité : comment accroître sa compétitivité, sans une action concertée de chacun de ses membres, sans encourager toutes les initiatives, sans que ceux qui peuvent apporter des idées et des suggestions soient en mesure de les exprimer individuellement à ceux qui sont en mesure de les valoriser

Pour être efficace, l'expression du personnel sur ses conditions de travail doit être intégrée dans les processus normaux de gestion de l'entreprise, être organisée dans le cadre des unités de travail et être animée par le responsable hiérarchique le plus proche, dans une ambiance qui permette à chacun de s'exprimer librement. Normalement intégrée au travail, elle doit être rémunérée comme un temps de travail
" (1).

(1)APPELL, P. (Président d'Entreprise et Progrès) - Le Monde du 29.04.80.

Le Normal change de camp : l'expression nécessaire du salarié devient la règle explicite de l'entreprise. Cependant, un nouvel implicite se met en place. P. Appell souligne que l'ex­pression des suggestions du salarié est "individuelle", qu'elle porte sur "ses conditions de travail", et qu'elle s'adresse à "ceux qui sont en mesure de les valoriser". Implicitement, cela indique le refus de l'expression collective, le rejet de tout ce qui ne concerne pas directement le salarié, le maintien de
la séparation entre conception et exécution.

Ce qui est tout à fait remarquable dans l'inversion du tout au tout des contenus de l'explicite et de l'implicite, c'est le maintien renouvelé de l'ouvrier dans la stricte limite de son poste de travail. Si précédemment des rapports implicîtes souples entre l'agent de maîtrise et l'ouvrier venaient modérer la rigueur de la norme officielle, maintenant la décontraction explicite est implacablement balisée par les dichotomies fondamentales de l'entreprise.

Dans ces conditions, la suppléance de ceux qui exécutent est maintenue. Mais en prenant un tout autre visage: un sup­plément de communication est nécessaire pour ceux qui s'en tiennent aux terrains de désaccord. Et les nouveaux terrains d'accord de l'entreprise sont : l'expression des individus, la circulation de l'information, la nécessité du dialogue et de la négociation, la convergence des intérêts de chacun, etc.. La suppléance à laquelle est appelée selon toute probabilité la maîtrise, aura la charge de tout ce qui s'oppose aux nouvelles valeurs d'individualité, de dialogue, de mise en commun.

Un noùveau profil de l'agent de maîtrise se dessine. D'une part, il sera porteur de l'expression des salariés vers les organisateurs. Cela a pour conséquence, une élévation notable de sa qualification. Ayant le bac, il sera formé à l'informa­tique, à la gestion, à la prévention-sécurité, etc.. D'autre part, des qualités d'animation de groupe sont requises. Il devra savoir créer le consensus dans le cadre du travail exis­tant et même, souhaitent certains, évincer revendications glo­bales et délégués syndicaux.

Parmi les nouvelles formes d'organisation que cette évo­lution anti-taylorienne requiert, la formule du cercle de qualité devient actuellement hégémonique. Considérons le principe qui fonde "le cercle de qualité" encore appelé "cercle de progrès". Il correspond à la reconnais­sance du savoir ouvrier. Mais avec un petit quelque chose en plus qui donne trop de pouvoir à ce savoir ouvrier. Voici la vérité (enfin) révélé traduite du japonais et diffusée par l'Association Française pour la Normalisation (AFNOR). Qualité oblige..

"Les tâches confiées à un atelier doivent être exécutées selon les prescriptions des supérieurs. C'est un état de fait bien accepté, en particulier en dehors du Japon. C'est une méthode assurant une marche efficace, qui a fait ses preuves. Mais il faut avancer l'argument que les ouvriers exécutant le travail sont les mieux placés pour savoir comment le faire. En fait, ils sont souvent les seuls à le savoir. Il faut aussi prendre en considération la qualité des ouvriers. En ce qui concerne les exécutants japonais, le niveau d'instruction est généralement élêvé et ils se sentiront frustrés de leur volonté et de leur humanité s'ils ne sont pas encouragés à faire plus que ce qu'on leur a dit de faire.
Aussi, plutôt que d'imposer aux ouvriers de faire stric­tement ce qu'on leur a demandé ne serait-il pas possible de les faire réfléchir et de poser des questions chaque fois qu'ils sont confrontés à un problème? Pourquoi ne pas leur permettre d'améliorer ou d'exprimer un avis ou des informations utiles à une amélioration même si la nature de l'amélioration nécessite des autorisations et une coordination à un niveau supérieur à celui de l'atelier ?

C'est un outil puissant dont on dispose au Japon. Et les cercles de qualité visent à le faire passer dans la pratique. Cela ne signifie pas qu'une opération puisse être arbitraire­ment modifiée par un atelier. Les normes de fabrication doivent être observées et ne peuvent être modifiées qu'après approbation de la direction. Cependant, les cercles offrent un canal permet­tant de présenter des suggestions et de diffuser des informations, canal que les ouvriers peuvent utiliser par des observations ou des discussions collectives".

A partir de ce principe et de sa mise en oeuvre, imaginons ce que vont dire les patrons français à leurs ouvriers et à leurs ouvrières :

"J'ai été au Japon pour comprendre le secret de la compé­titivité des entreprijaponaises, et j'y ai appris ce secret : vous êtes les mieux placés pour savoir comment le travail se fait et pour obtenir la meilleure qualité possible. Alors, si vous voulez que nos produits se vendent bien, que l'usine
 tourne (attention, en ces temps de chômage..) il va falloir que vous endossiez les responsabilités que vous impose votre compétence".

Plus ''révolutionnaires" que les plus révolutionnaires, les patrons entendent bien renverser les rôles : ce ne sont plus les concepteurs qui sont responsables des dysfonctionnements de l'entreprise capitaliste. A partir de maintenant, ce sont les ouvriers les nouveaux maîtres : si ça ne va pas, ils n'auront qu'à s'en prendre qu'à eux-même ! C'est qu'ils n'auront pas assez travaillé, assez dialogué, assez suggéré.

Remarquons que de pair avec cette maîtrise attribuée aux ouvriers, le schéma de la communication s'inverse : la hiérarchie ne se définit plus comme émetteur mais comme récepteur. La qualité du produit passe par la qualité de l'écoute.

Ce que le cercle de qualité propose ne devient effectif, n'accède à l'existence, que lorsque l'ensemble de la hiérarchie a donné son accord. Un cercle se boucle alors : en donnant son accord, la hiérarchie justifie son existence propre. L'accord n'est vraiment accord que s'il est hiérarchique.

Le bouleversement probable que cela impliquera dans la mentalité et la structure industrielle n'en est pourtant pas un au niveau des courants intellectuels actuellement dominants. L'idée d'une supériorité hiérarchique de celui à qui l'on s'adresse a été détachée de sa gangue religieuse vers le milieu du 19è siècle en Allemagne.

Dans les années 1920-1930 les anti-formalistes soviétiques proclamaient que hors la reconnaissance de sa parole par autrui, il n'y avait pas de salut révolutionnaire.

Plus près de nous, enfin, la toute puissance de celui qui écoute est le principe fondateur tant de la pragmatique anglo-saxonne ou du groupe de Palo Alto avec Bateson, que de la psy­chanalyse lacanienne.

Soyons attentifs à ce qui se maintient dans ce détronement de l'émetteur au profit du récepteur. De récepteur passif l'ouvrier devient un émetteur actif, à l'égal du cadre d'antan. Comme, parallèlement, l'émetteur cadre est disqualifié au profit du récepteur cadre, la place de l'ouvrier, au delà de sa réhabilitation est toujours en bas de la hiérarchie. Et tout comme dans le taylorisme, la légitimation de l'accord contractuel est assurée par le haut de la hiérarchie.

A la "mauvaise" rhétorique de l'autoritarisme se substitue la "bonne" rhétorique du dialogue et de l'expression des salariés. Nous l'avons déjà maintes fois analysé, la substitution en tout ou rien d"une rhétorique à une autre a pour corollaire l'exis­tence d'un Tiers unique qui subordonne l'ensemble du champ d'in­terlocution.

Ce Tiers sera évidemment l'Entreprise avec un grand E, qui, lieu exclusif, rejette dans les tenèbres ceux qui voudraient illégitimement en donner une autre définition que cel,le que l'Entreprise donne d'elle-même.

L'avenir jugera. Cependant, dans cette évolution générale de l'entreprise, biaisée par des argumentations binaires en tout ou rien, nul doute qu'entre le patronat réaliste et les ouvriers avides de dignité, une alliance inédite pourrait se nouer. Alliance suppléant le défaut de dialogue des ouvriers "récal­citrants" et surtout des cadres ou des gestionnaires préservant coûte que coûte les intérêts de leur "caste".

Comment, en effet, ne pas être sensible à ce que sous-entend la modalité de la révolte ouvrière telle qu'elle s'exprime dans la dénonciation du mépris hiérarchique à leur égard. Si l'enca­drement n'exerce plus à priori et par principe sa suspicion, s'il n'est plus méprisant, alors le contrôle et la subordination sont reconnus comme légitimes par les ouvriers eux-mêmes.

Si l'ouvrier qui travaille bien à droit à un compliment, si tous sont confirmés comme interlocuteurs compétents et va­lables, si la dignité de chacun est préservée, alors la condition ouvrière et ses limites sont acceptées de gaîté de coeur !

Un changement de rhétorique, diront les marxistes, ne fait pas la révolution. Or, les marxistes eux-mêmes, nous en avons vu deux exemples avec Guedj et Althusser, cèdent à l'inefficace plaisir de la disqualification rhétorique de l'adversaire. N'y aurait-il aucune issue ?

Le lecteur jugera que nous choississons d'être bien ternes en récusant la violence rhétorique et en affirmant que seul le "peu" de rhétorique peut avoir des chances d'apporter un changement.

Quel a été l'enjeu fondamental de la formation à l'élec­tronique des stagiaires ouvriers? Sortir d'une opposition bloquée entre l'Abstrait et le Concret.

Où la violence de la rhétorique "abstraite" de la rationalité taylorienne débouche sur la création d'une violence rhétorique "concrète" qui lui est symétrique. Détournons encore un temps notre chemin pour comprendre ce qui nous a énormément gêné : l'impossibilité des stagiaires à concevoir l'existence d'une objectivité une, appréhendée par une con­ceptualité scientifique tout aussi unifiée.

Disqualifier autrui en ne voyant en lui qu'une rhétorique leurrante va de pair avec la valorisation du Tiers dont on se prévaut·comme la seule réalité possible.

Or, nous n'avons eu de cesse de le remarquer, toute énonciation - qui, dans le langage, procède à un ordonnan­cement matériel singulier - est limitée.

En son ordre, elle ordonne les autres énonciations (trans­forme les Références en Sens), mais trouve sa limite, ou ses limites, dans les ordonnancements multiples où, à son tour, elle ne peut manquer d'être prise.

Ainsi, l'objectivité réside dans l'articulation de l'en­semble des énonciations (ou Références) existantes synchroni­quement à un moment donné. Ceci a pour conséquence de répudier toute conception topique de l'existant.

Certes, les Modernes étagent bien moins de substances qu'au Moyen-Age. Il n'en reste pas moins que nous acceptons sans problème l'existence de deux substances dont l'une se définit par la réalité, la matérialité, la concrétude, l'em­pirie, l'objectivité, l'infrastructurel, etc.. et l'autre par la représentation, la pensée, l'idéel, l'image, l'idéo­logie, le superstructurel, etc.. Ce postulat de deux subs­tances permet à chacun d'échapper à la mesure du topos d'autrui en l'assignant à être l'idéologique, l'idéel, le leurre super structurel, la mauvaise image, la représen­tation fausse d'une réalité dont, au contraire, nous exprimons la vérité.

L'objectivité scientifique sombre corps et bien dans cette dichotomie à usage normatif. De même dans l'entre­prise, tout se passe comme si les ouvriers sont une subs­tance à part, qui n'a rien à voir avec la substance de ceux qui, dans les bureaux, raisonnent, écrivent, dessinent, décident, normalisent.

Si du côté hiérarchique, du côté de ceux-qui-sont­ responsables", la substance ouvrière est fortement dévaluée, nous ne nous étonnerons pas que du côté ouvrier la substance des "cols blancs" soit tournée en dérision.

Quoiqu'il en soit des valorisations réciproques, il n'en reste pas moins que l'étagement topique d'instances substan­tielles reste commun aux deux parties conflictuelles.

Si, pour l'un des côtés les mots "ouvrier" et "rationalité" sont inconciliables, pour l'autre les mots "abstrait" et "concret" ne peuvent qu'avoir l'effet d'un leurre.

Le lecteur l'aura deviné. Pour se sortir de ces exclusions topiques, seul le travail philosophique de problématisation des terrains d'accords apporte une issue. Qu'avons-nous avancé quant à notre position à l'égard de la philosophie officielle : que pour nous faire entendre philosophiquement, nous nous déplaçons hors des murs de l'Ecole. Nous ne prétendons aucune­ment parler du même lieu que les professeurs qui nous ont formé.

Pour le dire familièrement, nous ne pouvons nous écouter parler d'une même chose que lorsque chacun parle de son topos, de son "lieu", de son terrain d'accord, acceptant par avance à la fois sa différence et sa délimitation.

Au niveau des stagiaires ouvriers, pour que nous puissons nous faire entendre, il s'est avéré incontournable de supprimer l'étagement topique entre les deux instances substancielles du concret et de l'abstrait et de faire apparaître l'hétérogénéité de chacun de ces Tiers.

En intégrant leur activité manuelle, leurs préoccupa­tions quotidiennes, leur revendication du concret dans la formation, nous avons fait le premier pas en supprimant l'effet de mise en simulacre du concret ouvrier par l'abstrait.

Ce premier pas, c'est au formateur de le faire, puisqu'il est du côté de la puissance matérielle qui, dans les entre­prises, s'incarne en Auditoire unique.

L'Auditoire, le Tiers, que nous avons mis entre nous et les stagiaires n'était plus uniquement abstrait. Bien que abstrait en son ordre, il reconnaissait le bien fondé d'un topos concret ouvrier.

Inversement, les ouvriers, en intégrant leurs gestes quotidiens de travail dans la formation les voyaient soumis au topos abstrait sans que ces gestes deviennent faux, in­exacts, désordonnés. Simplement, ces gestes se sont perçus selon la logique symbolique qui les régissait.

Mettons en schéma tout ceci. Au départ, nous étions en face de la situation suivante :

............... SCHEMA

Dans un premier temps la formation a annulé la subordina­tion abstraite du concret dans l'abstrait lui-même.


............... SCHEMA

Puis, dans un second temps, la formation après s'être laissée envahir par le concret, à investi le concret en montrant comment la symbolisation pouvait vraiment être une symbolisation concrète. Autrement dit, la formation s'est intégrée au lieu de travail, sans pour autant devenir un leurre faussement concret.

Et dans l'atelier, la formation est devenue un espace d'expérimentation, où se sont réélaborés les gestes quotidiens à partir des topoi concrets qui sont en positions-atout en ce lieu.

Par ce jeu réciproque de subordonnant/subordonné débutant initialement par une renonciation sans réservdans la for­ mation, du. schème hiérarchique prégnant dans l'atelier, il devient possible de sortir des dichotomies rhétoriques et d'envisager la possibilité d'une objectivité scientifique une.

Inutile de souligner que ce système de bascules récipro­ques, ces interpénétrations entre la formation et le lieu de travail sont incompatibles avec la structure taylorienne habituelle des entreprises.

La formule du cercle de qualité s'approche un peu plus du geste philosophique que nous préconisons. Cependant, en affirmant que les ouvriers, sur leur lieu de travail, sont les seuls à savoir ce qu'il y a à faire, les promoteurs des cercles de qualité, en maintenant un Concret ouvrier inenta­mable, perpétuent discrètement un Abstrait rationnel auquel les ouvriers vont eux-même refuser d'y accéder.

Nous espérons, arrivés au terme de ce texte que les phi­losophes prennent le risque, en s'inspirant de notre expérience, d'exercer la maieutique dans les entreprises, bien sûr, mais aussi partout où les jeux de bascules déhiérarchisants s'im­posent. Nous pensons, notamment, dans la conjoncture actuelle à l'énorme masse des jeunes au chômage, aigris par l'école, et en marge de la norme légitime.

Surtout, nous nous adressons au plus grand nombre. A tous ceux pour qui la philosophie a toujours eu l'image d'un discours codé, élitiste et prêtant au ridicule

Les topoi sont de tous les jours, de tous les métiers, de toutes les mises en ordre. Si la philosophie consiste à délimiter le lieu d'exercice d'un topos autre, alors tous, vous pouvez faire de la philosophie.

Et pourquoi pas, un jour, vous auriez l'occasion d'ana­lyser comment les grands Philosophes, dans la conjoncture historique dont ils ont été partie prenante, ont légitimé certains topoi, qu'ils jugeaient cruciaux, contre d'autres topoi hiérarchiquement dominants.

III. Interpréter la transformation




Marx et le prolétariat. Un individu, un intellectuel de surcroît, et la multitude des ouvriers, anglais, français, belges, allemands et de tant d'autres pays bientôt. Rencontre mythique, reconstruite.
Le prolétariat n'attend pas Marx et les lecteurs de Marxpour  exister. Le développement de 1' industrie, les concentra­tions ouvrières dans les grands villes, le salariat, la di­vision du travail sont effectifs, déjà. Cependant, ce prolétariat possède d'autres noms que celui de prolétariat. Ou s'il s'appelle "prolétariat" la signification qu'en donnera Marx. Marx ne ré-présente pas dans son texte un prolétariat déjà donné. Il le crée en le nommant. Le texte marxiste et le prolé­tariat marxiste ne font qu'un, en ce sens que Marx donne à "être" le prolétariat d'une manière inédite : désormais, il n'est plus image de misère mais potentiel révolutionnaire.
La réalité de tous les jours se perçoit tout à coup autre­ment. Des aspects très éloignés se retrouvent en relation intime et nécessaire. Des choses qui n'avaient jamais été dites sont soudain vues.
Ce·n'est pas pour autant que le texte marxiste soit arbitraire. Si un locuteur nous a, en disant "ceci et cela", positionné dans une certaine posture contractuelle, notre énoncé se calcule à partir de la position que nous souhaitons à notre tour imposer à ce locuteur.
Si un patron tient un certain type de discours, l'ouvrier qui veut affirmer son opposition se situera forcément par rapport à ce type de discours. Les ressources de la langue lui fourniront les codes langagiers de l'opposition. Et parmi ces ressources l'ouvrier pourra désormais faire appel aux énoncés marxistes.
Force nous est de constater que l'impact des textes mar­xistes ne tient pas à leur seul contenu de "vérité". Ils ont été portés par les contextes auxquels ils ont donné forme, par les luttes où ils ont tracé des lignes de démarcations, par la nécessité enfin où une classe se trouvait, en opposant son discours au discours patronal, de promouvoir de nouvelles valeurs.
Même si le geste est sacrilège, prenons en compte cette idée que l'énoncé marxiste vaut d'abord par les moments mul­tiples de ses énonciations. Tout comme il est d'usage pour deux personnes de parler du temps pour assoir une rencontre cordiale. Une partie de la classe ouvrière ne peut que parler marxiste, afin de contrer son état d'exploitation et d'assujetis­sement.
Former des ouvriers dans les entreprises, réfléchir sur les modalités capitalistes d'organisation du travail, y étabir une démarche philosophique, autant de chemins qui croisent néces­sairement le marxisme.
Dans les pages qui suivent, je n'ai pas l'ambition de tenir un discours général, mais plutôt tenter d'articuler une interro­gation très précise et donc volontairement ponctuelle sur la célèbre formule concluant les Thèses sur Feuerbach :
"Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer".(1)
.J'ai choisi cette formule surtout pour une raison d'économie démonstrative. En effet, mon interrogation échappe aux normes méthodologiques habituelles. Singulière, elle tentera de jus­tifier le bien fondé de cette singularité tout au long de l'ana­lyse mise en oeuvre. Mais à mon sens, cela ne suffira pas·. Puisque les minuties de l'analyse risquent de décourager le lecteur, il devient opportun de choisir une formule qui a donné lieu à de multiples polémiques à propos d'interprétations divergentes.
Un autre avantage de son utilisation est immédiat. En modifiant éventuellement la signification d'un énoncé con­ sacré comme fondateur, par contre coup, l'ensemble des énon­ciations marxistes qui en ont fait leur socle changeront ainsi de signification. Economiquement, l'investissement est rentable! Ou du moins, si je ne convainc pas le lecteur, Je l'oblige à compter avec mes propositions s'il se sent tenu d'une manière ou d'une autre par ces énonciations initiales.
Enfin, avant tout calcul argumentatif, il y a la fragilité d'une interrogation pratique, donc soumise aux attaques évi­dentes de la légitimité théorique. Peut-il y avoir la pos­sibilité d'un rapprochement entre la distinction ouvrière de deux langages, l'abstrait et le concret, et la distinction marxiste de deux positions de classe, entre idéalisme et le matérialisme en philosophie?
Est-ce que la distinction marxiste serait la forme savante d'une distinction populaire? Les deux distinctions ne seraient elles pensables ensemble que dans une même position de classe?
Ou encore peut-être, la distinction marxiste serait-elle l'effacement de la distinction ouvrière, la vulgarisation de la première ayant renforcée la méconnaissance de la seconde?
Mon intention n'est pas ici de repérer, à  la suite de nom­breux autres commentateurs, en partant de mon expérience, une quelconque vérité de Marx. Non, j'ambitionne plutôt de situer 1'un par rapport à 1'autre, le parcours que j'ai effectué et les énoncés que Marx me propose.
La onzième des Thèses sur Feuerbach a eu un bel avenir. Parce qu'elle associe la philosophie à la passivité de l'inter­prétation et laisse ouverte la nature de l'instance transformatrice, elle a hantée toutes les réflexions qui se donnaient comme objet les rapports entre le marxisme et la philosophie. Apparemment elle autorise deux interprétations antagonistes, dont les plus récentes sont en France celles de L.Althusser et de G.Labica. Pour le premier, cette thèse promet "l'avénement d'une philosophie nouvelle qui cesse d'inter­préter le monde pour le 'transformer". (2) 
Par contre le second s'étonne : "Les proclamations de 'matérialisme dialectique' ou de 'philosophie de la praxis' valent pourtant s'agissant des thèses que l'on marque quelque étonnement, car où prend-on
que le second membre de phrase, dans la fameuse onzième thèse, contienne quelque allusion que ce soit à la philosophie, que le premier vient précisement d'évacuer? (3)
Faute de prendre le temps de procéder à l'analyse qui sera développée ici, L.Althusser et G. Labica sont à la fois dans l'erreur et le vrai. Manifestement, la philosophie comme interprétation est le terme devalué d'une alternative qui lui oppose, comme enjeu à saisir, la transformation du monde existant.
Notons que la philosophie n'est pas simplement disqualifiée. A la transformation Marx aurait pu opposer de multiples autres substituts. Or, à la philosophie revient l'honneur de rivaliser avec la valeur transformatrice. Cela indiquerait une commune caractéristique. Si bien que la onzième thèse présupposerait qu'au delà de leur différence irréductible, interprétation et transformation - auquel il convient de rajouter l'adjectif pratique pour marquer l'opposition - ont tout deux valeur de transformation.
Nous pouvons nous figurer ceci comme un lieu muni d'une logique exclusive. Soit telle ou telle interprétation occupe ce lieu, chassant ainsi la transformation, soit la transformation y prend place, excluant les diverses interprétations.
Si ce lieu n'est vraiment correctement occupé que par la transformation pratique, il est cependant possible qu'un autre terme, apparemment passif s'y installe. La possibilité d'un tel jeu suppose que le lieu de la transformation soit couplé avec un second lieu. Ce lieu second c'est bien évidemment ce terme dont l'usage s'est répandu bien au delà du marxisme : l'idéologie. Distincte de la réalité, l'idéologie possède une plasticité qui lui autorise toutes les fantaisies possibles, à commencer par l'essentielle: oublier qu'elle n'est qu'idéologie.
La distinction entre deux lieux autorise la hiérarchisation d'un lieu sur l'autre: mais si la pratique prime sur l'idéologie, encore faut-il fixer le sens exact ou la nature exacte de ces lieux. En raisonnant à partir de cette dernière question, le cadre de l'alternative est posé: ce qui importe au lecteur présupposé par Marx, c'est de transformer le monde. Une fois le principe de la transformation admis, se pose alors la question des moda­ lités d'effectuation d'un tel projet. La onzième thèse revient à cette paraphrase: "Si, apparemment les philosophes ont trans­ formé le monde, en fait, ce n'était que du semblant, se substituant à la vraie transformation qui est pratique".

Nous trouvons, effectivement, tout au debut du texte consacré à Feuerbach dans L'Idéologie Allemande un passage analogue à notre paraphrase, que nul commentateur n'a rapproché, à ma connaissance, de la onzième thèse :
"Comme, dans leur imagination, les rapports des hommes, tous leurs faits et gestes, leurs chaînes et leurs limites sont les produits de leur conscience, les Jeunes Hégeliens, logiques avec eux mêmes, proposent aux hommes ce postulat moral : troquer leur conscience actuelle contre la conscience humaine, critique ou égoiste, et, ce faisant, abolir leurs limites. Exiger ainsi la transformation de la conscience revient à interpréter différem­ment ce qui existe, c'est-à-dire à l'acccepter au moyen d'une interprétation différente. En dépit de leurs phrases pour penser ce qui 'bouleversent le monde', les idéologues de l'école Jeune­ Hégélienne sont les plus grands conservateurs. Les plus jeunes d'entre eux ont trouvé l'expression exacte pour qualifier leur activité, lorsqu'ils affirment qu'ils luttent uniquement contre une 'phraséologie'. Ils oublient seulement qu'eux-même n'opposent rien qu'une phraséologie à cette phraséologie, et qu'ils ne luttent pas le moins du monde contre le monde qui existe réellement, en combattant uniquement contre la phraséologie de ce monde" (4).
Dans le passage cité, nous pouvons constater que ce que Marx critique comme interprétation se présente comme trans­formation : "la transformation de la conscience", "bouleversent le monde", "ils luttent", "en combattant". Pourtant Marx va typer la transformation proposée par les Jeunes Hégéliens en la circonscrivant à l'intérieur d'un domaine limité : la phra­séologie. A cette transformation localisée, Marx va opposer une trans­ formation d'ensemble du monde réel et, par contre-coup, de la phraséologie correspondante.
Intervenant dans des domaines différents, la transfor­mation et l'interprétation ne sont pas à première vue exclu­sives 1'une de 1'autre. Le mot "transformer" pourrait être pris dans des accepti


Le simulacre crée n'est pas sans efficace puisqu'il permet de faire l'économie d'une transformation effective du monde existant. La nouvelle phraséologie est dotée d'une force de suggestion telle qu'elle peut faire passer une conservation de l'existant en bouleversement. Néanmoins, selon Marx, 1a force suggestive de la phraséologie ne s'explique pas à partir d'une caractéristique interne, elle trouve son origine dans une pro­duction première qui, parce que pratique, peut différer sa trans­formation en différant sa qualité pratique, en se niant comme pratique.

Afin de se conserver, le monde existant va se masquer d'une transformation illusoire fournie par l'élaboration idéo­logique d'une nouvelle phraséologie. L'alternative posée par la onzième thèse peut se schématiser ainsi :

Lorsque Marx analyse la philosophie comme un simulacre, il tient sur elle le point de vue de son producteur, le monde réel. Il s'y tient par un geste de maintien : "je suis dans la pratique et je ne la quitte pas."

Autrement dit, le simple fait de refuser le différer du pratique a une vertu de transformation. On le constate, nous re­trouvons ici les termes familiers qui mettent en scène le choix que chaque philosophe devrait affronter sans relâche: "accorde-t-il le primat à la matière sur l'esprit ou à l'esprit sur la matière?".

Une fois que nous avons dégagé les virtualités de cette on­zième thèse, il faut l'avouer, nous nous trouvons bien insatisfaits. Car, enfin, la position à la fois pratique et dans la pratique que Marx tient, passe par un énoncé de langage. En quoi cet énoncé va-t-il être plus "pratique", plus "transformationnel" que les énoncés des Jeunes Hégéliens?

A ceci Marx répond quelque chose comme "Ça ne suffit pas de dire, il faut faire", aussi bien dans les onze thèses que dans toute l'Idéologie allemande. Citons pour illustration simplement la phrase qui débute la thèse seconde :

"La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique". (5)

Ainsi la onzième thèse en elle-même, sur le plan de la théorie, de la phrase, n'a aucune force. Elle n'a un sens que dans l'effectuation pratique de ce qu'elle affirme. Au refus de se différer dans la phraséologie, se conjugue l'affirmation du différer de la phrase marxiste dans la pratique.

Marx crée une structure où il faut sans cesse déjouer le simulacre, réaffirmer la différence. Après lui, tout lecteur doit agir pratiquement sinon l'énoncé de Marx risque de devenir lui aussi une phraséologie. Lire Marx, c'est accomplir Marx.

Résumons le chemin parcouru :

Dans la transformation, deux positions sont possibles. La vraie et la fausse.

La vérité est la transformation elle-même. La fausseté est l'annulation interne de la transformation dans la transformation idéologique.

L'une ou l'autre position se caractérise selon la place occupée dans la topique marxiste des classes. Etre du côté de la pratique, c'est être du côté du prolétariat. Etre du côté de la phraséologie, c'est être du côté de la bourgeoisie.

Marx nous invite à une posture énonciative qui récuse la philosophie. Il nous faut, pour maintenir sa parole initiale, être pratique.

Or, qu'est ce qu'être pratique lorsqu'on est intellectuel, sinon se servir du langage à des fins politiques ? En écrivant ces mots, j'ai conscience de décrire la logique qui a régit tant d'intellectuels qui ont voulu être du côté de la classe ouvrière, comme on dit. Ecoutons le témoignage de Louis Althusser, puis ensuite celui de Jean Toussaint Desanti.

Au delà des différences de terminologie, s'éprouve un même drame humain. "Combien, parmi les jeunes philosophes venus à l'âge d'homme avec la guerre ou l'après guerre, s'étaient usés en tâches politiques épuisantes, sans prendre sur elles le temps du travail scientifique! C'est aussi un trait de notre histoire sociale que les intellectuels d'origine petite bour­geoise qui vinrent alors au parti se sentirent tenus d'acquitter en pure activité, sinon en activisme politique, la dette ima­ginaire qu'ils pensaient avoir contractée de n'être pas nés prolétaires" (6).

"Une parole qui parlait à "l'endroit" : celle du 'Parti' Conformément à ses exigences et selon sa validité allait se produire pour moi, le détournement de l'exigence philosophique qui, en ce temps même dont je te parle, me demeurait proche et vivante.. Non, il n'y eut pas d'ajournement. Mais un bouleversement du champ réflexif. Quelque chose comme un effondrement des médiations usuelles vers le sens énonçable. Un changement de forme dans le mode d'accès au pensable, ce qui était plus lourd que tout ajournement et était exigé par la forme d'ap­partenance au Parti". (7)

Si nous mettons à la place du mot "Parti" le nom "Marx", il semblerait que dans le marxisme s'instaure une relation contractuelle entre le militant et le Nom fondateur, particulièrement contraignante pour ceux qui "viennent au prolétariat". Cette relation contractuelle est-elle le fait d'un texte - celui  de Marx -, d'un type d'organisation et d'argumentation ceux des partis communistes, ou bien est-elle issue d'une position énonciative ouvrière première ? Parler du lieu du prolétariat exploité, dominé, divisé mais aspirant à l'émancipation, qu'est-ce que ça impliquerait donc?

L'injonction de la onzième thèse me paraît être très proche de l'injonction ouvrière qui m'a été adressée :

"Utilisez un langage concret!"

"Ce qui importe, c'est de transformer le monde!"

Marx et les stagiaires ouvriers développent la même logique lorsqu'ils me demandent d'abandonner le langage abstrait au profit d'un langage concret.

Comme la phrase Jeune-Hégelienne, le langage abstrait sig­nifie un différer de la réalité concrète par rapport à elle-même. Les lettres, les conventions, ne renvoient à rien de concret tout en prétendant désigner et mesurer. A l'inverse, le langage concret se diffère en lui-même pour laisser voir, percevoir ce dont il n'est que la médiation: la réalité concrète.

Ce rapprochement possible entre l'argumentation des ouvriers que j'ai pu former et celle développée par une formule canonique du marxisme, est à la fois imprêssionnante et préoccupante. Impressionnante, puisque la permanence argumentative indique la réalité d'une position ouvrière qui ne s'est guère modifiée tout au long de presque un siècle et demi. Préoccupante, car, nous l'avons constaté, la revendication d'un langage concret ne va pas sans poser un certain nombre de questions.


Si l'électronique devient impensable à partir du couple abstrait/concret agencé par les ouvriers, qu'est-ce qui devient de même impensable dans le marxisme ?

Découvrons-le dans ce modèle de critique militante qu'A. Guedj a effectuée sur "Le Monde en mai-juin 1968":
"Devant la résistance des faits, le respect de soi-même et des autres impose au Monde une utilisation oblique de ces schémas traditionnels. La rhétorique n'est pas un ornement poétique; elle est constitutive du discours idéologique. Ses figures sont autant d'opérateurs formels qui permettent à un outillage mental déficient de fonctionner. On est moins surpris par la malhonnêteté du journal que par sa faillite intellectuelle. Indépendance, ouverture, intelligence, où sont ces valeurs auxquelles Le Monde est, sans doute sincèrement attaché ? Pensée qui cherche, qui se cherche ? C'est  l'image de lui-même qu'il veut donner. En fait, pensée qui se trouve sans se chercher, pensée close, sans prise sur le réel, en un mot, étroitement bornée" (8).

(8) Le Monde en Mai Juin 1968, Ed. Sociales, p. l44-145.

La rhétorique permet de réduire à un simulacre la pensée de l'adversaire, d'en faire "l'image de lui-même qu'il veut donner", et comme communiste, de s'identifier soi-même à l'union réussie de "l'intelligence" et du "réel". On pourra ironiser sur la condamnation que Guedj fait ensuite des dichotomies de la pensée bourgeoise, lorsqu'il conclut :

"Cette analyse nous conduit à une constatation paradoxale: la faiblesse de la pensée bourgeoise fait sa force. Et c'est à cette force que, dans Le Monde surtout, nous sommes sensibles."

"Incapable de rendre compte du réel, dont elle ne saisit que des éclats, c'est une pensée 'en miettes', réduite au 'bri­colage', prisonnière finalement des apparences où elle s'abrite".

"Car le réseau des apparences qui la retient, l'épuise mais en même temps la protège. Les moyens de diffusion massive de l'information permettent à la pensée bourgeoise dégradée en slogans de conserver une certaine efficacité. Elle est superficielle d'abord par nécessité. Elle l'est ensuite par sa nature même".

"Mais on s'étonnera plus tard qu'elle ait pu si longtemps séduire et durer, notamment auprès de ces lecteurs du Monde qui font pourtant de la faculté de penser leur orgueil et leur privi­lège"
(9).
( 9) Le Monde, id.

Il faudrait rire. Quel genre d·' analyse marxiste est-ce donc, cette faiblesse qui est une force? Quelle est la matérialité de ce "réseau des apparences" ? En isolant la pensée bourgeoise du "réel", ne se suicide-t-on pas politiquement ?  Car dans les usines, dans l'exploitation, dans la division capitaliste du travail, l'Etat,  la bourgeoisie n'y est-elle pas en actes ? Ne développe-t-elle pas une stratégie multiforme, intelligente, astucieuse, qui prend appui sur toutes les instances de la vie sociale (à commencer par la pro­duction) contre l'émancipation de la classe ouvrière ?

Si, pour Guedj déployer son argumentation, sa rhétorique, per­met la facilité du paradoxe et le mépris pour les lecteurs "abusés" du Monde, cela permet aussi de s'identifier à bon compte à la pensée dialectique en recourant à une dichotomie peu dialectique :

"A cette pensée formelle, idéaliste, schématique, s'oppose qualitativement la pensée dialectique, concrète, matérialiste, toujours complexe et riche car elle doit tenir compte de toutes les médiations qui interviennent à tous les niveaux du réel. Elle est moins séduisante et d'un maniement plus difficile" (10).
( 10) Le Monde, d. p._159.

Mais il ne s'agit pas tant de Guedj que de ses lecteurs.

En opposant la pensée et le réel, l'infrastructure et la super­structure, Guedj s'inscrit deux fois dans son discours. La pre­mière fois, le paradoxe lui permet de dissocier les valeurs de ses adversaires, et en disqualifiant le "mauvais" usage qui en est fait, de les récupérer afin d'être celui qui les valide véritablement. Puis il s'inscrit une deuxième fois en se situant comme discours qui a accès à une réalité face à un autre dis­cours qui se donne une réalité simulée. Le bénéfice du procédé est clair: en intériorisant la critique d'un discours externe au sien, dans son discours, Guedj abuse de ses lecteurs en leur donnant comme seule réalité véridique "sa" réalité". Qu'est-ce que la réalité pour "Le Monde", les lecteurs (communistes) n'en sauront rien! Quant aux autres, il leur semblera que Guedj parle d'une autre planète, et ils feront l'impasse sur des analyses qui ne sont pas sans intérêt par ailleurs.

Mais, dira-t-on, cet ouvrage de Guedj est militant, sous­ entendu allant au plus populaire. Passons sur l'objection que, décidément, cela accentue la coupure entre les "intellectuels" et les "humbles". Allons voir, ce que Althusser dit, précisément, de la double inscription topique chez Marx. Comme le texte dont est extrait ce passage est inédit en France étant destiné à une encyclopédie italienne, je le citerai longuement:

"L'influence des idées n'est que l'expression subordonnée d'un rapport de forces entre les classes. L'extraordinaire est que Marx tienne compte de cette thèse matérialiste dans la po­sition de ses propres idées. On peut le voir aussi bien dans le Manifeste que dans la Préface de 59, où la présentation prend la forme d'une topique. Cela veut dire que Marx y présente deux fois, et sous deux formes différentes, ses propres idées. Il les pré­sente d'abord comme principes de l'analyse d'ensemble (soit d'une conjoncture globale: le Manifeste; soit la structure d'une for­mation sociale : la Préface de 59) : ses idées sont alors présentes partout, puisqu'il s'agit d'expliquer par elles une réalité d'en­semble. Et elles sont alors présentes sous leur forme théorique.

Mais Marx fait apparaître ses idées une seconde fois, en les situant alors dans un lieu déterminé et limité de la même réalité d'ensemble: disons, pour reprendre la formule de la Préface de 59, parmi les "formes idéologiques où les hommes prennent conscience du conflit (de classe) et le mènent jusqu'au bout". En les situant ainsi, dans un lieu défini des rapports sociaux et des rapports de classe (la superstructure), Marx considère ses idées non plus comme les principes d'explication du tout donné mais sous le seul rapport de leur action pos­sible dans la lute idéologique. Et de ce fait, elles changent aussi de forme: elles passent de la forme-théorie à la "forme­ idéologie".

Le matérialisme de Marx se mesure non tant au contenu matérialiste de sa théorie qu'à la conscience aigüe et pratique des conditions, des formes et des limites dans lesquelles ces idées peuvent devenir actives. D'où leur double inscription dans la topique, D'où la thèse capitale que, fussent-elles vraies et formellement démontrées, les idées ne peuvent jamais être his­toriquement actives en personne, mais sous des formes idéologiques de masse, prises dans la lutte des classes". 

Les oppositions rhétoriques théorie/idéologie, superstruc­ture/infrastructure, de polémiques s'incarnent matériellement pour fonder une topique hiérarchique et autoritaire. Traduite dans mes termes, cette topique devient : Marx ne se contente pas de proposer un terrain d'accord face au terrain d'accord de son adversaire, il impose son terrain d'accord théorique comme le seul possible. Il est partie prenante idéologique d'un dialogue dont il prétend en même temps avoir la maîtrise théorique. Faisons ici appel à une formulation de F. Flahault qui développe une pro­blématique proche de la mienne:

"S'il n'est pas admis que la réalité puisse déborder le discours susceptible d'être tenu sur elle d'une place donnée, cela implique qu'à toute parole hétérogène à ce discours est implicitement assignée la valeur zéro, puisque de cette place, elle ne peut être reçue que comme dépourvue de réalité" (11).
(11) FLAHAULT, F. La parole intermédiaire, Ed.Seuil, p.91.

Si cette formulation a le mérite de la "place nette", elle s'applique partiellement à Marx: il accorde à l'adversaire une efficace, mais cette efficace est idéologique, car si elle est dépourvue de réalité infrastructurelle, elle n'en a pas moins une réalité superstructurelle.

Aussi, contre la démarche d'ensemble d'Althusser, ce n'est pas "par un prodigieux retournement de l'histoire que Marx n'a pas été en état de concevoir que sa propre pensée pouvait elle aussi, être détournée et asservie au destin de la toute puis­sance ; des idées et en servir la politique", mais dans la logique du contrat que Marx a passé avec la tradition marxiste en s'ins­ taurant comme l'origine,qu'il est permis de normaliser l'adver­ saire au nom du prolétariat.

Un point nous retiendra particulièrement dans ce texte inédit: la description althussérienne du Parti :

"Faute d'une théorie du parti, et des effets produits par sa structure d'appareil, ils ne se sont pas avisés que l'idéolo­gie marxiste pouvait être déformée par l'idéologie nécessaire au parti comme tel. C'est cette dernière exigence que reflètent les formules de Lénine sur la "toute puissance des idées de Marx" et le "bloc d'acier du marxisme". Pour que le parti fût unifié dans sa pratique d'organisation, sûr de sa cause et de son avenir dans une période dramatique, il ne lui fallait rien moins que la garantie proclamée de la Vérité de son idéologie, et de l'unité sans faille de sa théorie et de sa pratique. Et comme le parti est un appareil, la tentation était grande que la direction s'at­tribuât point de ne plus apercevoir la fonction confondu avec son pouvoir, et donc ses risques. Au point même de ne plus apercevoir que cette fonction méconnue de l'idéologie pouvait finir par reproduire dans le parti même, dans la différence entre ses dirigeants et ses militants, la structure de l'Etat bourgeois".

  Althusser, en dénonçant la garantie idéologique exerçée par les mandants de la tradition, en repèrant la structure de l'Etat bourgeois dans la différence entre dirigeants et dirigés, tombe lui-même dans les travers qu'il met en relief.

Je ne cherche pas ici à exercer la rhétorique facile de la paille et de la poutre. Quand même, que fait-donc Althusser lorsqu'il précipite ses adversaires dans les ténèbres de l'idéolo­gie et se réserve les doutes de la théorie?

Le problème qu'il pointe est bien réel, mais est-ce correc­tement l'analyser en le clivant d'emblée entre des dichotomies normatives, la théorie c'est ceci, le prolétariat c'est cela, afin d'être du "bon" côté? Est-il possible de procéder autrement?

Pour me tirer d'embarras face à la revendication ouvrière d'un langage concret, je le rappelle, j'ai contesté l'objectivité de cette représentation topique en suggérant l'existence d'une multiplicité de Références qui, chacune, sont une part polé­mique de réalité. Du coup le caractère argumentatif de la double inscription topique apparaît explicitement. Aucune Référence ne peut être l'entier de la réalité.

En procédant de même qu'en formation, pour tenter de com­prendre la raison du contrat que Marx instaure avec ses lecteurs, raison qui semble être la même que celle du contrat que le Parti passe avec ses intellectuels et ses militants, je propose de res­tituer la scène d'interlocution d'ensemble où se place la classe ouvrière. Ce geste suggère que les relations entre deux classes ne sont pas appréhendées identiquement selon qu'on se situe dans l'une ou l'autre classe. Si la "réalité" selon la classe ouvrière est façonnée par sa propre pratique, la "réalité" selon la classe adverse, sera tout autre. Seulement, en comparant les position­nements réciproques du patronat et des ouvriers, il est frappant de constater que la distinction abstrait/concret, présupposée par l'organisation capitaliste du travail, n'est que simplement re­tournée par les ouvriers.

Revaloriser ceux qui exécutent, en faire des producteurs, est un préalable rhétorique. En rester là sans contester plus avant la pertinence du point de vue ouvrier de la distinction patrona­le entre concepteurs et exécutants apparaît comme une lacune grave.

Pour autant cela signifie-t-il que le prolétariat tombe sous les rets de l'idéologie bourgeoise ? En ménageant la possibilité d'une position prolétarienne pure et émancipée de toute contami­nation bourgeoise, nous oublierons ce fait évident : les ouvriers ne peuvent pas raisonner comme des patrons, car les légitimités dont ils peuvent chacun se prévaloir sont conflictuelles.

Par contre, les règles contractuelles de l'énonciation sont un donné matériel identique pour les deux classes. Ni un ouvrier ni un patron ne peuvent se dérober à l'emprise d'une argumentation. Inversement chacun d'eux pourra mobiliser l'efficace contractuelle de topoi adverses. En posant au départ un donné rhétorique identique aux deux classes, nous obtenons un commencement d'hypothèse sur les impasses de la rhétorique utilisée par les ouvriers. Une des conditions de leur subordination passe par l'organisation de la méconnaissance de ces règles argu­mentatives, et par une mise en forme orientée de leur exercice.

Nous allons examiner les effets de cette subordination chez Marx, et nous les généraliserons à la classe entière, car au lieu politique où il prend place, il ne peut y échapper tout comme les stagiaires que j'ai formé.

Le 28 décembre 1846, Marx adresse, de Bruxelles, une lettre à Paul Annenkov, lettre qui abat sur Proudhon une volée de bois vert.

".. M.Proudhon a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les soieries, et le grand mérite d'avoir compris si peu de choses ! Ce que M.Proudhon n'a pas compris, c'est que les hommes, selon leurs facultés, qui produisent les relations sociales, conformément à leur productivité matérielle, produis­ent aussi les idées, les catégories, c'est à dire les expres­sions abstraites idéelles de ces mêmes relations sociales.

Ainsi, les catégories sont aussi peu éternelles que les rela­tions qu'elles expriment. Elles sont des produits historiques et transitoires. Pour M. Proudhon, tout au contraire, ce sont elles - cause primitive - et non pas les hommes qui produisent l'histoire, l'abstraction, la catégorie prise comme telle, c'est à dire, séparée des hommes et de leur action matérielle, est naturellement immortelle, inaltérable, impossible; elle n'est qu'un être de la raison pure, ce qui veut dire seulement que l'abstraction, prise comme telle, est abstraite tautologie ad­mirable".

Aussi les relations économiques, vues sous la forme des catégories sont pour M. Proudhon des formules éternelles qui n'ont ni origine ni progrès
".

L'intérêt de ce passage est d'articuler les uns aux autres, l'ensemble des lieux où Marx distribue les positions énoncia­tives possibles. Nous pouvons, à l'aide de la série des carac­térisations fournies, reprendre, en le développant, le schéma esquissé à partir de l'analyse de la onzième des thèses sur Feuerbach :


...................................

Il est symptomatique que le schéma, s'il situe l'un par rapport à l'autre Marx et Proudhon, ne figure que ce que Marx dit de Proudhon. Seulement ce qu'il en dit apparaît extérieur à Marx. La scène d'interlocution générale où Marx inscrit son discours s'efface quand Marx s'inscrit une se­conde fois comme l'un des termes de l'alternative. Ce n'est plus une alternative - entre autres - à laquelle nous sommes confrontés  mais l'Alternative - la seule possible.

Nommons A la signification de l'énoncé initial de Proudhon. Dans la scène d'interlocution marxiste, cet énoncé prendra la signification A': "Moi, Proudhon, j'affirme que les relations économiques sont des formules éternelles qui n'ont ni origine ni progrès".

Le lecteur ne peut que jeter la pierre à la signification A' tellement elle est absurde.

Ce que dit Marx - nommons-le B - paraît infiniment plus véridique: les hommes produisent les relations sociales, con­formément à la productivité matérielle. Maints faits peuvent le prouver.

Comment alors Proudhon peut-il proférer un tel non-sens? C'est, propose Marx, qu'il parle d'un lieu qui n'a rien à voir avec la réalité matérielle. Un lieu non-économique, mais qui ignore sa vraie nature.

Le tour est joué, le discours marxiste est devenu le discours vrai des relations économiques. Si un autre discours est tenu, différent, il ne peut être tenu que d'un lieu à la fois extérieur et mystificateur.

Remarquons dans la lettre l'homologie des termes : à l'éter­nité des relations économiques selon Proudhon correspond l'im­mortalité de la catégorie. La science économique de Proudhon révèlerait facilement à Marx sa vraie nature. Le contenu des énoncés conceptuels sur l'éco­nomie s'applique en fait au lieu d'où ils sont émis: les caté­gories.

Tout ceci, affirmons le nettement, est astuce rhétorique de la part de Marx. De la signification A', il déduit une,instance qu'il crédite des traits de A'. Une fois l'astuce réalisée, deux consé­quences s'ensuivent logiquement:


  • la mise en simulacre de Proudhon

  • le maintien d'une instance contractuelle qui déjoue l'effet de simulacre.


Nous examinerons successivement ces deux points.

A' est ce que Marx dit de Proudhon. Evidemment, Proudhon va développer une argumentation A autrement plus valorisante. Faisons lui en crédit sans pour autant le citer.

Ce crédit que lui attribue le lecteur apparaît comme une imposture. Parlant A, Proudhon dissimule A' et par la même, le lieu d'où il parle, la catégorie. Proudhon prétend tenir un discours économique alors qu'il n'a aucune pertinence pour le faire. Heureusement que Marx est là pour dévoiler le pot-aux-roses, pourrions nous ironiser.

Avec le simulacre surgit la question : pourquoi simuler, qui y aurait-il à cacher ? Pourquoi être abstrait et refuser de mettre la main à la pâte? Si ce n'est pour cacher la réalité, pour échapper aux dures nécessités de la lutte des classes.

La mise en simulacre demande la création d'un personnage : le petit-bourgeois. Celui qui a intérêt au simulacre puisqu'il veut à la fois masquer son origine prolétarienne et son désir d'être bourgeois.

"Il veut être la synthèse, il est une erreur composée.  Il veut planer en homme de science au dessus des bourgeois et des prolétaires ; il n'est que le petit bourgeois balloté
constamment entre le Capital et le Travail, entre l'économie
politique et le communisme".
 
( 12) (12) MARX, Misère de la philosophie, Ed. Sociales p.134.


  Que le lecteur ne se méprenne pas! En exhibant l'astuce rhétorique qui permet à Marx de disqualifier Proudhon, ce n'est pas pour autant que j'invalide la justesse de la critique mar­ xiste. Au contraire, l'exemple du petit-bourgeois le montre bien, se débarrasser de l'astuce rhétorique permet de ne pas se compliquer inutilement la tâche. Est-ce vraiment utile de créer une catégorie sociale distincte qui, loin d'être dé­terminée par le processus matériel, trouve sa raison d'être dans l'idéologie? Cette force tierce, créée théoriquement par Marx, et validée pratiquement par le mouvement ouvrier, est devenue un enjeu décisif dans le conflit de classes. Or dé­valorisée dans le discours ouvrier, cette force tierce a tout intérêt à se ranger du côté du patronat..

Cependant, la rhétorique déployée par Marx est une réponse quasi nécessaire  à la position assignée à la classe ouvrière. Si les ressources du langage invitent à la double inscription topique de l'adversaire, elles ne viennent à être utilisées de façon systématique qu'à partir du moment où l'énoncé de l'adversaire se présente sous la forme du simulacre.

Le problème rencontré par Marx est l'utilisation par la bourgeoisie des topoi ayant force de terrains communs contraignants pour tous.

Un passage de l'Idéologie Allemande tente de résoudre le problème posé pour ensuite le définir:

"Toute illusion qui consiste à croire que la domination d'une classe déterminée est uniquement la domination de certaines idées cesse naturellement d'elle-même dès que la domination de quelque classe que ce soit cesse d'être la forme du régime social, c'est-à-dire dès qu'il n'est plus nécessaire de représenter un  intérêt particulier comme étant l'intérêt général ou de représenter "l'universel" comme dominant". (13)
(13) MARX, L'Idéologie Allemande, Ed.Sociales p.77 

Représenter l'intérêt particulier comme étant l'intérêt général: qu'est-ce que Marx désigne ici ? Nous prendrons en exemple la toi organique du 14 Juin 1791 (14) qui stigmatise d'attentat "contre la liberté et la déclaration des droits de l'homme, tout concert entre les travailleurs pour la défense de leurs intérêts communs, punissable d'une amende de 500 Livres, jointe à la pri­vation pendant un an des droits de citoyen actif".

(14) MARX, Le Capital, Ed. Sociales T. 3 p.182.


Voilà un intérêt particulier: la suppression des coali­tions ouvrières destinées à faire augmenter le prix de journée. Or cet intérêt particulier se pare du prestige, de la légitimité et de la force des toutes récentes conquêtes révolutionnaires.

Les "entrepreneurs de travaux, les ci-devant "maîtres" incarnent les nouveaux idéaux, tandis que les ouvriers sont accusés de chercher à recréer les corporations anéanties par la révolution.

Du point de vue des ouvriers ainsi réprimés, n'y a-t-il pas là simulacre, usurpation d'une valeur populaire par le despotisme capitaliste ?

Ce déguisement de l'intérêt particulier en intérêt général, voilà, selon moi, le problème que tente de résoudre Marx. Et mon hypothèse est que, victime de '"l'effet de mise en simulacre", il le formule dans les termes d'un conflit entre abstrait et concret, idéologie et pratique, superstructure et infrastruc- ture.

Dans cette généralisation de couples d'oppositions, la philosophie est le paradigme idéal de l'abstraction coupée du réel..

Pourquoi Marx identifie-t-il comme abstrait l'intérêt général qui se met au service de l'intérêt particulier capi­taliste ? Je propose une fiction très pragmatique. Dans notre exemple,
les ouvriers interdits de coalitions,  estiment que la Déclaration des droits de l'homme est la leur.

Qu'elle puisse leur être opposée, faire d'eux des adversaires, est inadmis­sible! Considèrent-ils que ce n'est plus tout à fait la même déclaration. C'est bien la même Déclaration, mais l'emploi qui en est fait en dénature le sens, répondent-ils.

Afin de rester propriétaire de la Déclaration, les ouvriers vont en conséquence se battre pour son "bon" emploi en accusant les entrepreneurs et les maîtres de "mauvais" emploi. Il im­porte alors pour eux de pouvoir tracer une ligne de démarcation entre le "bon" et le "mauvais" emploi.

Comme la classe dominante utilise des instruments de maîtrise abstraits - écriture, grammaire, règles juridiques, contrats.. il est tout naturel que l'abstrait tombera sous le coup du "mauvais" emploi. Par contre, la classe ouvrière va trouver dans les caractéristiques concrètes de son labeur quotidien la détermination du "bon emploi".

Dans le cas présent, la distinction abstrait/concret permet de maintenir la Déclaration des droits de l'homme comme identique pour le Capital et le Travail. Les différen­ces proviennent de l'emploi qui en est fait. De la manière d'en user.

Pourtant, cette identité de la Déclaration pour les deux classes est improbable. Si la liberté de 1789 est la liberté d'entreprendre et autorise donc la subordination des ouvriers, ces derniers ne peuvent logiquement pas la considérer comme "leur liberté". Dans la définition même de la valeur commune, "Liberté" en 1791, l'équivocité est suffisante pour affirmer les droits du peuple et pouvoir défendre les intérêts des maîtres. Se battre pour le "bon" emploi de la Déclaration ne lève pas l'équivoque mais, au contraire, le perpétue. Réduire l'équivocité, c'est se battre pour une autre "Déclaration des droits de l'homme et du citoyen", ou un contenu différent de celle-ci.

Cette dernière remarque va nous permettre de distinguer Marx de la réaction ouvrière dite réformiste que nous avons mis en scène. En effet, il critique très explicitément la perpétuation de l'équivocité et son corollaire, la distinction entre "bon" et "mauvais" emploi.

Pour Marx, il ne s'agit pas de supprimer le "mauvais" emploi, il faut au contraire en reconnaître la réalité.

"La production féodale aussi avait son prolétariat - le servage qui renfermait tous les germes de la bourgeoisie -

La production féodale aussi avait deux éléments antagonistes, qu'on désigne également sous le nom de "beau côté" et de "mauvais côté" de la féodalité sans considérer que c'est toujours le "mauvais côté" qui finit par l'emporter sur le côté beau. C'est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l'histoire en constituant la lutte. Si à l'époque du règne de la féodalité, les économistes, enthousiasmés des vertus chevaleresques, de la bonne harmonie entre les droits et les devoirs, de la vie patriarcale des villes, de l'état de prospérité de l'industrie économique dans les cam­pagnes, du développement de l'industrie organisée par cor­porations, jurandes, maîtrises, enfin de tout ce qui constitue le bon côté de la féodalité, s'étaient proposés le problème d'éliminer tout ce qui fait ombre à ce tableau - servage, privilège, anarchie - que serait-il arrivé? On aurait anéanti tous les éléments qui constituaient la lutte et étouffé dans son germe le développement de la bourgeoisie. On se serait posé l'absurde problème d'éliminer l'histoire
" (1).

(1)MARX, Misère de la philosophie, Ed.Sociales p.130.
En gardant l'exemple de la Loi Chapelier, Marx aurait considéré que la '"Déclaration des droits de 1'homme et du citoyen" était le bon côté, et le mauvais coté, l'interdiction des coalitions. Il n'y a pas contradiction interne dans la "Dé­claration", mais contradiction externe entre la "Déclaration" et l'inégalité juridique qu'elle cautionne, entre l'égalité de droit et l'inégalité de fait.

Marx radicalise la réaction ouvrière. Ce que les ouvriers considèrent comme le "mauvais" emploi de la Déclaration, il le baptise ironiquement "bon côté". Si bien qu'il fait bas­culer toute la force contractuelle du côté "mauvais" en la présentant comme niée par le côté "beau". La bourgeoisie - comme auparavant les féodaux- ne voit pas que dans l'actuel mauvais côté, il y a le futur bon côté. Le "bon côté" est un terrain d'accord qui ne mène nulle part.
Au désir ouvrier du "bon emploi" immédiat des valeurs, Marx substitue le "bon coté" futur. Sans l'espérance de la reforme de la misère, il fait surgir la révolution nécessaire,,

Pourtant, nous l'avons analysé en détail, Marx n'échappe pas à la logique du "bon" et du "mauvais" emploi, à la logique du choix entre deux modalités exclusives d'un terme unique.

Il s'agit ici - revendiqué avec force - du bon emploi du mauvais côté de la société ! Parlant des théoriciens utopistes, Marx oppose un bon emploi à un mauvais emploi de la misère :

"Tant qu'ils cherchent la science et ne font que des systèmes, tant qu'ils sont au début de la lutte, ils ne voient dans la misère que la misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société an­cienne. Dès ce moment, la science produite par le mouve­ ment historique, et s'y associant en pleine connaissance de cause, a cessé d'être doctrinaire, elle est devenue révolutionnaire" (1).
(1)MARX, Id. p. 133-134.

Ils nous est alors possible de déployer, à partir du schéma de l'interlocution régit par la logique du simu­lacre, les relations topiques que Marx instaure entre la bourgeoisie et le prolétariat :

La bourgeoisie est clivée entre son discours et sa réalité. La réalité est impitoyable. En conséquence, le discours est un simulacre dans la mesure où il est forcément en inadéqua­tion avec la réalité d'où il parle, ouvrant la béance où s'en­gouffrent philosophes et utopistes.

La conceptualité marxiste ne peut donc se maintenir qu'en postulant que 1'idéologie existe et fonctionne à la mécon­naissance. Plus, afin d'opérer la sortie de 1'idéogie, le système doit sans cesse construire de l'idéologie. Symétrique­ment, en postulant le capitalisme comme une force uniquement réactive, force rongée par le "mauvais coté "et qui ne ferait que se défendre, le marxisme postule une exploitation radi­cale qui appelle une révolte immédiate. Révolte différée par la production de leurre. Otez les leurres, et la révolte se fera.

Pour le prolétariat deux positions sont possibles :

- soit le réformisme en acceptant les leurres
- soit la révolution en les récusant

Reformulons l'analyse précédente en fonction de la logique énonciative du terrain d'accord mis en commun entre deux inter­locuteurs.

Si la bourgeoisie développe un discours contractuel, ce contrat selon Marx est uniquement fait pour tromper. Il n'y a pas de "réalité relationnelle" entre la bourgeoisie et une partie du prolétariat, sinon idéologique.

Nous prendrons à contre-pied cette position ouvrière.

Nous l'avons constaté avec la Loi Chapelier. Lorsque la bour­geoisie en A passe contrat, c'est sur quelque chose de con­traignant pour le prolétariat, la liberté, l'école, l'Etat, etc.. C'est à dire sur des valeurs auxquelles le prolétariat attache de l'importance pour lui-même.

La contrainte contractuelle dans laquelle se trouve pris le prolétariat, devient alors selon Marx une tentative de séduction masquant l'exploitation.

Si le prolétariat cédait, il se retrouverait avec une liberté, une école, un Etat dévalués. Donc le prolétariat doit passer contrat avec lui-même sur un mode très élevé afin de pouvoir disqualifier la "prise bourgeoise" sur lui-même. Seulement la "prise bourgeoise" mobilise des éléments réels tandis que le passage de contrat du prolé­tariat avec lui-même repose sur des textes ou des mots d'ordres.

La dette du prolétariat à l'égard du concret comme à l'égard du contrat ouvert par le texte de Marx, par le Parti, par les grands Noms, etc.. apparaît ainsi comme une caractéris­tique propre de la classe ouvrière. Caractéristique qui sans doute.. Quoi dire?

Au terme de ce chapitre analysant la position qu'exige de nous, philosophes, le contrat ouvert par Marx, il nous est facile de constater que ce pan-là du marxisme ne nous est d'aucun secours pour l'enseignement de l'électronique à des ouvriers. Pire, la logique de la mise en simulacre, fondée théoriquement dans les Ecrits Fondateurs, renforce la réaction ouvrière immédiate de disqualification de la conceptualité scientifique. C'est un bien étrange paradoxe.

La théorie développée au nom de la classe ouvrière, prodigieux effort auquel contribuèrent tant et tant de militants malgré la fatigue de la journée de travail, la solitude de la prison, l'isolement des clivages politiques.. conforte un contrat de parole qui exclut la pratique scien­tifique.

De la "langue de bois" à la crise du marxisme en passant par l'absurdité apparente du clivage science bourgeoise/ science prolétarienne, une frontière se dessine. Parlant à des ouvrières, semblable, ou quasi semblable, moi-même à un ouvrier, j'ai voulu, dans ces pages, découvrir tout ce contre quoi j'ai lutté. La frontière s'ouvrira-t-elle à ce texte, à cet étrange pays qui en fonde sa consistance? 

 
(1) MARX, L'Idéologie Allemande, Ed. Sociales p.34. 

(2) ALTHUSSER, L. Eléments d'autocritiques, Ed.Hachette p.119. 
(3) LABICA, G. Le statut marxiste de la philosophie, Ed.Complexe Bruxelles, p.160. 
(4) MARX, Id. p.44. 
(5) MARX, Id. p.31. 
 6 Althusser
7 Desanti