mardi 15 mai 2012

II. D'un auditoire à l'autre



Il me semble qu'il y a ici le symptôme d'une situation incontournable et paradoxale. Incontournable puisque la règle requiert que j'assure au lecteur une transition entre une esquisse de quelques principes jetés à la va-vite (qui s'égarent dans une lecture fascinée du statut des topoi de la lecture différée et de l'écriture dans les "Regulae ad directionem ingenii") et l'indicible réalité que j'ai dû déchiffrer dans quelques entreprises d'électronique lors de la formation d'ouvriers.

Paradoxale, puisque l'argumentation me fait défaut. Sa présence avant d'entamer les vingt six séquences est pour moi le dérisoire de la rhétorique qui déclame trop fort afin de masquer le creux qui résonne à chaque enchaînement d'énoncé.

Contre une rhétorique obligée, je fais le pari que l'on me sera gré d'une rhétorique de l'inachèvement et de l'in­certitude. Contre la figure de la maîtrise, où le philosophe se donne en spectacle, je préfère la lumière crue de l'égare­ment du discours quand il n'a que des mots à se mettre sous la main pour raisonner.

Il ne me sera en effet possible d'avancer qu'une fois  l'événement philosophique effectué et, plus encore, décrit. Est-ce vraiment sûr, d'ailleurs ?

Voici donc des fragments qui, par delà leur caractère informatif sur l'état d'esprit que le lecteur peut adopter pour lire les vingt six séquences qui vont suivre, et s'initier à quelques enjeux intéressant une minorité de philosophes, veulent surtout dire la difficulté qu'il y a à faire le pas­sage entre le lieu d'où nous venons - l'Université -et le lieu où j'ai été - le quasi silencieux.

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Assurément, l'exercice adulte de la philosophie paraît bien improbable avec l'actuelle organisation qui régit la for­mation continue.Du moins, cet exercice de la philosophie que l'image scolaire ou universitaire présente comme ésotérique voire élitiste. Bien sûr, ceux qui douteront du bien fondé de la présence de la philosophie dans les séminaires, stages et autres modules de formation, seront souvent ceux qui, soit, ont pu faire de la philosophie, soit, ont décidé en relative connaissance de cause qu'ils n'avaient pas à faire de la phi­losophie au cours de leurs études.

Ainsi, la philosophie, imbue de sa position meta, ne renvoie qu'à sa doublure des décisions hiérarchiques pour tout ce qui n'est pas elle-même.

Dans un geste que nous aimerions volontiers provocateur, nous nous proposons ici de démontrer la nécessaire présence de la philosophie dans la formation continue des adultes.

De la série des formations que j'ai pu réaliser, il me reste un sentiment de malaise profond. A des degrés divers, tous les stagiaires ouvriers appréciaient leur participation à un stage intra-entreprise comme un leurre. Apparemment la formation répond aux aspirations ouvrières: comprendre ce qu'on fait, développer une compétence supérieure, s'initier à la conceptualité scientifique, maîtriser plus largement la situa­ tion de travail. Néanmoins, elle est vécue sur des modes d'ap­préhension et de méfiance qui hypothèquent toute aisance ou joie pédagogique.

Derrière la prise en compte du désir ouvrier se dis­simuleraient les impératifs d'une stratégie déterminée par la seule hiérarchie. Si bien que dans le contexte présent, la formation permanente n'apporterait qu'une réponse tronquée et falsifiée aux aspirations ouvrières.

Certains stagiaires, excédés par ce qu'ils éprouvaient, m'ont déclaré:

"Pourquoi ferions nous nôtre une formation, tant que nos salaires restent aussi bas. Pourquoi nous donner une for­mation alors qu'ils nous chipotent sur 20 ou 30 F ? Il y a for­cément anguille sous roche".

Au simulacre de solution donné par les patrons, est opposée une vraie formation, qui serait déterminée par la réelle participation des ouvriers aux décisions prises. Si, dans un premier temps nous ne pouvons qu'acquiescer au bien fondé de cette revendication, la mise en pratique du principe aboutit à ce que les stagiaires refusent toute formation. "Mieux vaut attendre ou refuser plutôt que de se prêter à un jeu de dupes".

Déjà, peu de formations sont proposées actuellement à la population ouvrière, et en plus, celle-ci est très réti­cente quant à ce qu'on lui offre! Il n'est donc pas étonnant que les formations ouvrières se comptent, au sens figuré, sur les doigts de la main.

En particulier, les ouvriers estiment qu'à la suite de leur passage en formation, l'élévation de la compétence et les capacités théoriques acquises doivent avoir pour corollaire une augmentation de salaire, un échelon supplémentaire de classification, un changement de poste. Sinon, à quoi bon ?

Il existe une expression pour désigner ceux qui méprisent ces raisonnements ouvriers : les "beaux esprits". En effet, lorsque nous avons des salaires décents, un rang hiérarchique convenable, la possibilité de façonner notre lendemain, nous avons bonne mine à critiquer ceux à qui une partie du néces­saire fait défaut.

Les dispositions institutionnelles actuelles de la for­mation continue sont bien propre à susciter la critique de la classe ouvrière, puisqu'elles découplent complétement l'évolution personnelle de la situation professionnelle. En caricaturant, un ouvrier doit choisir entre une formation d'une centaine d'heures sans conséquences sur le lieu de son travail et une formation longue para-scolaire qui l'emmènera vers un autre métier, une entreprise différente, peut-être même une nouvelle région.

Et, en ces temps de crise, bien souvent les formations ouvrières viennent là pour suppléer la fermeture d'une usine, la mort d'un tissu industriel, la mutation d'une technologie, la menace du chômage, etc..

Pourtant, j'estime que malgré l'ensemble des critiques qui peuvent être faites, les formations que j'ai réalisées n'étaient pas complétement du côté du patron, comme l'on dit. Loin d'être manipulatoires, elles s'efforçaient de communiquer des connaissances, d'exercer à de nouvelles pratiques. S'il m'était difficile d'aborder les problèmes de salaire et de classification, je disposais de la dynamique d'un courant novateur en faveur de l'amélioration des conditions du travail (1).

Si, effectivement, les formations ouvrières que j'ai réalisées étaient de part en part négociées, devenaient-elles pour autant du semblant ? Les concessions réelles n'avaient-elles pour fonction que de coincer durablement les stagiaires ?

Le geste ouvrier de radicalisation, en balayant toute la complexité du processus engagé, aboutit paradoxalement à un résultat concret opposé au principe proclamé.

En adoptant une attitude de retrait, d'absentéisme, ou de dévaluation systématique des résultats acquis, la formation devient "la chose du patron". Le formateur, par principe, est celui qui ne tient pas ses promesses.

Que le lecteur ne croit pas qu'ici, je veuille jeter particulièrement la pierre sur les ouvriers. Non, je tente de rendre compte d'une réalité qui, pour moi, a été incon­tournable. Ce que j'aimerais avancer. ici, est qu'il n'y a d'autre issue à cette impasse que philosophique.Dans la situation présente, il s'agit de ne pas s'en tenir au discours hiérarchique. Pour autant, dois-je basculer com­plètement du côté du discours ouvrier ? Récusant toute po­sition faussement tierce, cela semble pertinent de définir la philosophie comme la technique propre à relancer le glissement de l'accord contractuel mis en tiers, d'une énonciation sur l'autre. L'évidence, la vérité, la raison, transite ainsi dialectiquement entre ce discours hiérarchique et le discours ouvrier.

Chacun peut invoquer le général mais il n'appartient à personne. "Tu es temporairement le maître. A partir du moment où je parle, mon topos subordonne le tien au nom du général"

Ce général qui transite de l'un à l'autre, incarnons-le dans un Auditoire. Cet Auditoire, parce qu'effet structurel, chacun de nous voudra l'incarner. Mais il nous échappera toujours.

Descartes, Platon, un ouvrier, moi-même. Du moment que la parole, l'écrit enchaînent à la suite l'Auditoire qui avait été capté se déplace. Si je suis maintenant cet Audi­toire actuel, j'évalue ce qui vient d'être dit, écrit, agit, organisé. Je deviens l'altérité de Descartes, Platon, l'ouvrier. Je deviens à moi-même autrui. Effet fondamental de dédouble­ment (qui mine par ailleurs toute position d'impartialité).
 
Le philosophe doit parler le langage de l'un puis de l'autre. Du premier après le second. Du dernier avant 1'avant-dernier.

Etre l'un et l'autre, être ni l'un ni l'autre. Voilà les conditions d'exercice que le philosophe se donnera judi­cieusement. Descartes inaugure un nouveau type de topos pour l'arithmétique et la géometrie.Il aurait fallu qu'il dégage également un nouveau topos pour les sciences qui se constituent en fonction d'une extériorité matérielle incertaine.

Parlant le langage de la mathématique, il aurait dû le suspendre pour parler de nouveau le langage des sciences par­ ticulières à partir de leur propre terminologie.

Le philosophe n'a pas à s'identifier à un topos qui, même injustement subordonné, doit être revalorisé. Avec mon hypothèse, il ne s'agit plus de privilégier un topos par rapport à un autre, il importe de modifier l'articulation même des topoi . En effet, modifier un topos revient à modifier le topos antagoniste puisque tout discours se cons­truit polémiquement contre un état discursif existant. Si cet état discursif est revalorisé philosophiquement, la construction polémique du discours initial est forcément à reprendre à zéro.

Le philosophe n'a, selon cette conception, donc plus à se parer des charmes de l'adversité pour s'incarner comme la nouvelle· légitimité. Il lui faut tempérer sa critique du discours dominant afin de contribuer paradoxalement à as­surer la mutation de ce dernier. Dans un premier temps, la reprise du discours ouvrier contre la rhétorique hiérarchique est le préalable obligé. Dans un second temps d'une position polémique nous devons, j'ai dû basculer vers une position antagoniste critiquant la première position prise.

En voici quelques exemples : la revalorisation du point de vue ouvrier disqualifiant le formalisme de l'électronique s'accompagne d'une reformu­lation des modalités d'apprentissage de la conceptualité scientifique :
  • la valorisation des avantages de points de vue anta­gonistes de deux monteurs-câbleurs va de pair avec l'explicitation de leurs inconvénients propres
  • la prise en compte du retrait ouvrier à l'égard de la formation débouche sur une renégociation des contenus e de la pédagogie réorientés. sur le contexte du travail
  • la critique de l'anticipation excessive promue par le taylorisme s'accompagne de l'élaboration d'une "antici­pation-expérimentation".
S'il n'est pas question de fixer une norme pour la série des bascules successives de mises en tiers, si cela dépend des enjeux concrets de la situation, des limites contractuelles admises par chacunes des parties, il en faut du moins un certain nombre, de ces bascules d'Auditoire. La sensibilité, le savoir-faire, le métier que cela suppose sont actuellement détenus, dans la formation des adultes, par ceux que l'on ap­pelle, et qui se théorisent tels, des ''animateurs". Ce n'est plus affaire de salut pour un individu, c'est donner une âme à une rencontre entre des interlocuteurs proches ou antagonistes.

Finalement, rien n'exclut que le chemin critique ainsi effectué ne se fourvoie dans des impasses, ou des erreurs. Là  n'est pas le dramatique. Accepter le principe du faux-pas temporaire permet de poursuivre la course, et de sortir de l'ornière.

Dans tous ces exemples, selon des opinions contraires, on pourra nous reprocher, soit de privilégier la critique des normes d'autorité établies, soit de sombrer dans le réfor­misme. Ces deux types de reproches sont semblables dans la mesure où chacun vise l'instauration d'un discours pur, fermé à l'autre dans une volonté de conflit avec ce qui n'est pas soi-même. Nous n'avons pas, par principe, à contester le désir du propre, que les uns ou les autres profèrent. Pour­tant, très concrètement, cela aboutit à faire passer au rang du méconnu toute une partie de la réalité existante.

Si formation ouvrière il y a, qui obligatoirement remet en cause les positions de principe, chacun, pour aboutir à un résultat, est obligé de faire une partie du chemin. Préve­nons encore une arrière-pensée : la philosophie ici proposée ne serait pas autre chose qu'un éloge détourné de la mode concertative actuelle. Je me propose justement, dans la suite de ce texte, de montrer que le philosopher suggéré dans ces pages ne va pas sans violence, sans refus du dif­férer, sans destruction des faux-semblants.  

La négociation découle naturellement de la confrontation des rhétoriques. Encore faut-il lutter pour l'instauration de la négociation.

Que mon ton très prescriptif ne cache pas cette réalité: la position mi chair-mi poisson, mi chèvre-mi chou n'est pas enviable.

Le lecteur le constatera. S'il est aisé - relativement­ -  de s'incarner, comme nous le verrons tout de suite, comme l'un et l'autre monteur d'une alimentation électronique, il sera par contre beaucoup plus difficile, en formant des ouvriers, d'être à la fois de l'un puis de l'autre côté.



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Dans notre chapitre introductif, nous avons dû procéder à un coup de force pour restituer Descartes comme locuteur ayant le même niveau hiérarchique que tout autre locuteur. Si Descartes fait autorité en ce qui concerne l'ordre, la mesure, la lecture, l'écriture, les mathématiques, par contre son discours s'in­valide par rapport à celui d'un locuteur qui fait autorité sur le syllogisme.

En édictant cette règle, nous avons pris le contre-pied de ce que nous raconte Descartes sur le fonctionnement des rap­ports entre l'esprit et le corps. Il nous place sur un terrain illimité puisque hors l'esprit, dans l'esprit, il n'y a rien d'autre que l'esprit. Nous avons brutalement délimité ce terrain en le confrontant à ce que le texte cartésien nous dérobe : les autres rapports possibles pour l'esprit et le corps, voire même les argumentations des adversaires que Descartes se donne. Il existe à cette égard une précieuse étude de J.L.Marion qui resitue le contexte polémique des "Règles pour la direction de l'esprit" et qui constate à propos de la critique par Descartes de la multiplicité des sciences :

"Ce que s'approprie ainsi, en l'ignorant, l'intellect cartésien, ce qu'au contraire l'"habitus" reconnaissait, ce dont témoignait l'irréductible pluralité des sciences c'est le fondement essentiel de la chose même; ce fonde­ment, Aristote l'appelle "genos" et sur lui assure l'in­ communicabilité des sciences". (2)

En procédant de la sorte, nous avons pu mettre en lu­mière le moment où Descartes passe à la philosophie en suggérant dans la Règle XII un topos  revalorisant 1'arith­métique et la géometrie. Dans le même temps, nous avons été frappés par la fragilité rhétorique de sa position.

Alors que dans les onze premières règles Descartes mo­bilise un terrain d'accord très contraignant pour tout in­terlocuteur - la nécessaire distinction entre l'esprit et le corps - , il perd toute crédibilité en montrant que ce terrain d'accord est au service d'un autre topos que le topos com­mun admis par beaucoup. Faisant de sa fragilité une force, Descartes se voit alors obligé de hiérarchiser l'ensemble de l'interlocution en postulant que seul le topos qu'il propose est véridique. Tout ne serait plus qu'affaire de mo­dalité d'emploi de celui-ci.

De l'embarras cartésien et de la solution  qui y a été apportée, nous en déduisons qu'il n'est pas possible de philosopher avec des terrains d'accord illimités. La Vérité, la Justice, la Liberté, l'Homme, le Beau, la Production,  voilà des termes auxquels nul personne ne peut se refuser à moins de bouleverser le contrat de parole. Soyons moins contraignants.

Si, en fonction du but argumentatif visé, le nouveau  topos que nous mettons en valeur doit produire une ins­tance tierce pertinente aux yeux de nos interlocuteurs, est-il besoin de radicalement disqualifier le topos  adverse?

En utilisant des instances tierces globalisantes philosophes se condamnent à devenir les appendices du topos  qu'ils entendent promouvoir.   

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Nous faisons alors l'hypothèse que le philosophe n'a pas à privilégier un topos sur un autre mais doit plutôt remettre en jeu la bascule argumentative.

Au topos proposé par l'un des locuteurs, pourra être opposé un autre topos qui sera tout aussi contraignant que le premier.

Notre hypothèse est, dans un certain sens, celle du rela­ tivisme absolu. Il n'y a que des vérités particulières et des valeurs spécifiques. Pourtant, si au niveau des terrains d'accords produits par des topos conflictuels, nulle certitude définitive l'emporte, au niveau de la scène d'interlocution générale, un topos deviendra atout sur la base de critères pratiques. Prenons un exemple.

Considérons le montage d'un ensemble électronique par deux monteurs ayant des optiques différentes.

L'un des monteurs va privilégier le topos de l'emboitement successif : monter par adjonctions successives d'éléments individuels.

En schématisant cela donne:




Topos  de 1'emboîtement

Le second monteur, lui, va utiliser un autre topos : la réunion finale de sous-ensembles constitués séparement.

En schématisant :

(1), (2), (3), (4)

ordre des opérations

Les deux sont sont également intéressants. Lequel va l'emporter sur l'autre?

Le premier monteur peut produire le terrain d'accord suivant:

"En montant les éléments au fur et à mesure, je reduis progressivement l'encombrement de mon poste de travail et ainsi je m'y retrouve mieux".

A ceci le second monteur peut rétorquer:

"Peut-être que jusqu'à la fin, mon poste de travail reste encombré, mais je n'utilise qu'un type d'outillage à la fois, adapté à la réalisation d'un sous-ensemble précis".

Dans les deux cas, chaque topos peut produire un avan­tage le favorisant et un désavantage invalidant l'autre.

Le choix final adopté par l'un ou l'autre monteur, ou peut-être même par les deux après une discussion dialectique, sera fonction de l'avantage qu'il s'agit de privilégier.

Dans l'atelier où travaillent ces deux monteurs, effec­tivement le manque de place est un roblème important. Néan­moins le manque d'outils est plus tragique encore, obligeant à une rotation très rapide des outils entre les ouvriers. Dans ces conditions, le topos qui 1'emportera, sera celui qui ne mobilise à la fois qu'un seul type d'outil, laissant les autres outils à la disposition des autres ouvriers.

Or si le premier monteur, arguant du manque de place soutient mordicus le bien fondé de son topos , l'opération philosophique ne se réduit pas à la mise en valeur du topos antagoniste, en soulignant la nécessité d'une rotation rapide des outils entre les ouvriers. La dimension philosophique consiste à donner autant de vérité à l'un et à l'autre afin de rendre clair les termes du choix final au regard du contexte de l'atelier.

Comme le poids d'un topos ne dépend pas d'une vertu interne mais de l'avantage qu'il apporte dans une situation concrète, toute discussion opposant le langage à la réalité, la matière à l'esprit, n'ont guère de sens. Ces distinctions permettent de se positionner conflictuellement à l'égard d'un interlocuteur. Mais les topos qui autorisent ces distinctions ne deviendront atout que si la situation concrète leur donne l'avantage.

Après celle du relativisme absolu, une seconde objection pourrait être adressée à la nouvelle définition que nous don­nons de la philosophie.

Puisque la situation concrète départage les topoi, alors, cela revient à privilégier le principe de réalité. Ce n'est plus l'argument d'autorité mais l'argument du constat: "on fait comme ça parce que c'est comme ça, et tant que ça sera comme ça, onfera comme ça".

Nous tombons volontiers sous cette objection. Cela ne suffit pas de valoriser un topos, encore faut-il que la situation con­crète le constitue en atout.

Dans l'exemple analysé, si les monteurs veulent pratiquer le topos de l'emboîtement successif, il leur faudra acheter de l'outillage, afin de constituer le problème de place comme le plus grave qu'ils aient à résoudre.

Un topos n'aura n'aura force de loi, ou comme on dit encore, ne fera autorité que s'il y a une action concrète sur la situation concrète.

L'enseignement de l'électronique à des monteurs-câbleurs  le démontre assez. Cela ne suffit pas de suivre un stage, d'écouter 'un cours, de faire des exercices. Tant que 1'élec­tronique n'a pas la possibilité d'être investie concrètement dans l'activité quotidienne ou dans une évolution personnelle, les chances sont réunies d'un effacement progressif de ce qui a été appris. Nous l'avons maintes et maintes fois, hélas, constaté.

L'activité philosophique trouve là un singulier débouché. Il ne suffit pas de bien manier la rhétorique, connaître ses sources, lire les Auteurs, etc.. Faute de l'intervention con­crète du philosophe dans une situation concrète, la philoso­phie ne se soutient que de son évanescence obligée.

Dans notre exemple, la scène philosophique n'est possible, que si de l'outillage est effectivement fourni au monteur qui veut valoriser son topos en privilégiant le manque de place.

Nos formulations, nous en avons bien conscience, font écho aux formules marxistes du primat de la pratique. Seule­ment, au contraire de Marx, nous n'opposons pas la pratique à la philosophie. Nous restituons à la philosophie sa dimension pratique.

Ce développement a pour but de démontrer qu'une alternative existe à l'emploi des terrains d'accords illimités utilisés par la philosophie. La conception que nous proposons nous semble offrir une série d'avantages pertinents pour tout phi­losophe sensible à l'exigence requise par la discipline où il s'est engagé.
La philosophie, en combattant avec des accords limités est moins fragile. Cela lui permet, en évitant la tactique défensive de la subordination de la scène interlocutoire, d'être plus offensive et de sortir de son ghetto.

La philosophie est une. Au-delà des distinctions où des enjeux philosophiques antagonistes se cataloguent, elle est une technique de problématisation de terrains d'accords et d'introduction de nouveaux topoi.

La philosophie n'est pas qu'un ensemble de procédures spécifiques discursives. La pratique philosophique passe par une modification concrète de la scène d'interlocution afin de promouvoir les conditions pratiques assurant la possibilité de mettre en position atout le topos qu'elle valorise.

Enfin, la philosophie, en modifiant sa rhétorique, ouvre les portes d'un royaume méprisé : l'immense foule des topoi structurant tout aussi bien les énonciations langa­gières que les actions matérielles.
Soulignons l'ambigüité possible de notre formulation : "introduction de nouveaux topoi". Par définition un topos n'est jamais nouveau. Par contre, la novation surgit lorsqu'un topos  inédit
est utilisé à la place d'un topos classiquement utilisé.

Tout au long des vingt six séquences qui tentent de res­tituer un itinéraire pédagogique et philosophique, nous avons adopté un topos qui, apparemment, est paradoxal, voire même pour certains, scandaleux.

"Ce n'est pas aux ouvrières d'apprendre l'électronique, mais à l'enseignant à apprendre des ouvrières".

Ce topos est classique dans le champ de la thérapeutique analytique, ou dans les arts martiaux orientaux.
"On ne soigne ou l'on ne gagne qu'en s'appuyant sur la force déployée par l'analysant ou l'adversaire".

Nous n'avons pas été philosophes en inventant ce topos mais en le choisissant comme le plus pertinent pour le type d'enjeux que nous voulions développer, parmi une série d'autres topoi possibles.

Une rêverie, ici, pourrait prendre naissance. A l'image d'Aristote, ne devrait-on pas constituer des recueils de topoi qui seraient les boîtes à outils dont disposeraient les philo­sophes?

Outils qui permettent de dissocier une notion ou un geste, de lier deux notions ou gestes, d'établir une analogie, de présenter la compatibilité ou l'incompatibilité de thèses, de classer, de hiérarchiser, de hiérarchiser doublement par la succession et la coexistence, de construire une utopie, narrer un récit, exemplifier un cas particulier, manier le paradoxe.

Cependant, avec ces outils, tout un mode d'emploi devrait être donné afin de les situer dans la dynamique des types d'interventions qu'ils impliquent dans des situations concrètes.


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Décentrons-nous.Posons-nous la question du philoso­phique à partir de ce qui n'est en rien de la philosophie.

Quelqu'un agit.   Quelqu'un parle.  Comment vais-je enchaîner ?


A priori, ma parole, mon énoncé, ou mon action, mon acte, n'ont aucune particu­larité qui les distingue de ce qui a eu lieu précédemment.

Or, ce qui a eu lieu précédemment n'est pas seul pris dans une série. Je vais qualifier cette série de "0000"  façon très différente si j'écris "A" ou "B" à la suite : "0000 A" ou "0000 B"

"0000"  suivi de  "0000 A" / ou / "0000"  suivi de  "0000 B"

Quel effet provoque ce qui s'attribue, ce qui vient en plus ? Nous distinguerons ce qui est le "concret" - l'énoncé - de ce qui est le "changement" - l'énonciation. 
A l'énoncé qui précède s'enchaîne un énoncé présentant une énonciation qui sélectionne le trait distinctif  "A" ou " B " qui fera l'articulation entre deux énoncés.

L'articulation entre le premier énoncé et le second est déterminé par l'énonciation, donc cette articulation apparait logiquement comme "extérieure" à l'énoncé premier, puisque elle est amenée par un énoncé en position seconde.

Par contre, le second énoncé, en contenant l' énonciation "A" ou " B " semble incarner  la vérité de l'articulation. Au total :
- le premier énoncé compte une énonciation en posant un contenu spécifique "0000" 
- le second énoncé compte deux énonciations : l'une confirmant le contenu spécifique "0000", la seconde introduisant une articulation - un prédicat- qui peut être "A" ou " B "

Le trait distinctif apporté par l'énonciation induit un effet de hiérarchie entre les deux énoncés, où l'énoncé mis en position de supériorité est celui qui contient l'énonciation qui distingue. 

Que se passe-t-il si l'énonciation distinctive est posée en premier par un énoncé qui l'incorpore ? Par exemple "0000 A" est énoncé en premier. L'effet de hiérarchie va s'accompagner d'un effet de dévalorisation du contenu du trait distinctif qui n'a pas été retenu. Ce qui donne l'enchaînement suivant. 

"0000 A" valorisé (+)  /  "0000 " / "0000 B" dévalorisé (-)

Nous voyons ici le mécanisme de la formation d'un topos où les deux traits distinctifs ne sont pas alternatifs, mais articulés en coprésence et en corrélation :

"A"(valorisé +)  / " B" dévalorisé (-)

La somme des énoncés  devient :

la préférence pour "0000 A" valorisé (+)  /  "0000 " / est également le rejet de "0000 B" dévalorisé (-) comme préférence éventuelle.

Ce qui s'analyse ici de la dynamique de l'énonciation entre deux énoncés peut s'analyser également dans le geste opératoire. Un principe d'action sera préféré à un autre principe d'action, dans un espace où les deux principes de conduite de l'action sont tous deux possibles. Nous analyserons plus loin une telle compétition entre deux principes d'action.

Soit différents composants mécaniques et électroniques qui doivent être assemblés pour produire un ensemble électronique.

Dans le principe d'action qui prône le topos "au fur et à mesure", chaque composant a un accès direct au "tout" de l'ensemble électronique ; les sous-ensembles ne sont que des étapes, une série de balises dans l'action d'assemblage.
Dans le principe d'action qui prône le topos "la réunion finale de différents sous ensembles", chaque composant a un accès direct au "tout" de l'ensemble électronique, chaque composant est assemblé avec ses éléments les plis proches. Et ce sont les sous ensembles qui ont accès au tout.

Il y a pluralité des topoi parce qu'il y a multiplicité, hétérogénéité des traits distinctifs. Donc je pose comme recommandation qu'il faut préserver cette pluralité car les situations concrètes exigent la possibilité de la diversité des choix.

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Notes pour moi-même

Opération de reformulation.

Avec la topique on dispose d'un espace où le discours que l'on tient donne la mesure du discours d'autrui.

L'effet topique est tel que l'espace qu'on mobilise est différent de celui qui a été mobilisé par autrui.

Enoncé 1 : "L'âme est un nombre" : "A" est la signification première

Enoncé 2 : "L'âme est un nombre", énoncé dont l'énonciation distinctive, prédicative est : "un nombre peut être pair ou impair"

L'énoncé 2 peut alors se reformuler en "L'âme est un nombre soit pair soit impair". S'ouvre un espace où coexistent deux catégories d'âme, celle qui sont paires, celle qui sont impaires..

Cependant, il se peut que l'énoncé 1 peut relever d'un autre sorte d'espace, utilisant une autre prédication du terme "Nombre". Dans la tradition qu'Aristote réévalue, il y a la conception de l'âme par Pythagore et de ses disciples. Selon la théorie du pythagoricien Simmias, exposé dans le Phédon de Platon (3), 86 d,  l'âme est un nombre, en ce sens qu'elle est harmonie, bonne proportion, combinaison des propriétés composant le corps. Assurant le mouvement, elle se développe en vie.

Si Aristote monte un espace topique où coexistent les deux articulation du nombre, cela induirait que la parité et l'imparité des âmes aient pour conséquences deux natures d'harmonies, deux natures de mouvements, donc deux natures de vie.

Aristote, en considérant la conséquence ultime, conclut que comme l'âme comme vie ne peut être que une, il n'est pas possible d'articuler l'âme par rapport au nombre : "l'âme n'est pas un nombre".

Dans la philosophie aristotélicienne, l'entélechie se dit du principe actif qui fait passer une chose qui n'est encore qu'en puissance à l'état de réalisation, à l'état d'acte, ainsi que de cet état final lui-même.
Définition générale de l'âme : L'âme est l'achèvement (l'entéléchie première) d'un corps formé par la nature, et doué de tous les organes nécessaires à la vie. Elle est la forme et l'essence du corps. Conséquences de cette définition : l'âme n'est point séparée du corps, mais elle y est peut-être comme le passager dans le vaisseau.

412a3 Jusqu'à présent nous avons exposé les opinions que nos prédécesseurs nous ont transmises sur l'âme. Maintenant revenons sur nos pas, comme pour reprendre notre point de départ; et essayons de définir ce que c'est que l'âme, et d'en donner la notion la plus générale possible.
§ 2. Nous disons d'abord que la substance est un genre particulier des êtres, et que dans la substance il faut distinguer, en premier lieu : la matière, c'est- à-dire ce qui n'est pas par soi-même telle chose spéciale; puis ensuite, la forme et l'espèce, et c'est d'après elles que la chose est dénommée spécialement; et en troisième lieu, le composé qui résulte de ces deux premiers éléments. La matière est une simple puissance; l'espèce est réalité parfaite, entéléchie; et entéléchie doit s'entendre de deux façons: c'est ou comme la science qui peut connaître, ou comme l'observation qui connaît. § 3. 412a. 11 Ce sont les corps surtout qui semblent être des substances, et particulièrement les corps naturels, qui sont, en effet, les principes des autres corps. Parmi les corps naturels, les uns ont la vie, les autres ne l'ont pas; et nous entendons par la vie ces trois faits : se nourrir par soi-même, se développer et périr. Ainsi, tout corps naturel doué de la vie est substance, mais substance composée comme on vient de dire. § 4. Puisque le corps est de telle façon particulière, et que, par exemple, il a la vie, le corps ne saurait être âme; car le corps n'est pas une des choses qui puissent être attribuées à un sujet, il remplit bien plutôt lui-même le rôle de sujet et de matière. Donc, nécessairement, l'âme ne peut être substance que comme forme d'un corps naturel qui a la vie en puissance. Mais la substance est une réalité parfaite, une entéléchie. L'âme est donc l'entéléchie du corps, tel que nous venons de le définir. § 5. Mais entéléchie a deux sens, selon qu'on la considère, ou comme la science, ou comme l'observation. On peut la considérer comme la science évidemment; car dans la vie de l'âme, il y a aussi sommeil et réveil : or, la veille répond à l'observation, tandis que le sommeil représente une simple faculté qu'on possède, et qui reste sans action. Mais la science est, pour un même objet, antérieure par génération ; donc l'âme est l'entéléchie première d'un corps naturel qui a la vie en puissance. § 6. Et il faut entendre, d'un corps qui est organique. Ainsi, les parties mêmes des plantes sont des organes, mais des organes excessivement simples, comme le pétale, qui est l'enveloppe du péricarpe, et le péricarpe, qui est l'enveloppe du fruit. Les racines répondent à la bouche, car ces deux parties prennent également la nourriture. Si donc on veut quelque définition commune à toute espèce d'âme, il faut dire que l'âme est l'entéléchie première d'un corps naturel organique.
§ 7. On voit par là qu'il ne faut pas chercher si le corps et l'âme sont une seule et même chose, pas plus qu'il ne faut chercher si la cire et la figure qu'elle reçoit sont identiques, pas plus qu'en général on ne doit demander si la matière de chaque objet est la même chose que ce dont elle est la matière : car l'Un et l'Etre ayant plusieurs sens, le sens dans lequel on doit proprement les entendre est la réalité parfaite, l'entéléchie.
§ 8. Nous avons donc exposé d'une manière toute générale ce qu'est l'âme : elle est l'essence que conçoit la raison. Mais l'essence, pour un corps quelconque, c'est d'être ce qu'il est; et, par exemple, si l'un des instruments dont nous nous servons pouvait être un corps naturel, et ainsi une hache, l'essence de la hache serait d'être hache, et ce serait là son âme ; car cette essence une fois enlevée, il n'y a plus de hache, si ce n'est par simple homonymie. Mais ici nous parlons de hache, et l'âme n'est pas l'essence et la notion d'un corps tel que la hache ; elle est la notion seulement d'un corps naturel, ayant en lui- même le principe du mouvement et du repos.
§ 9. On peut encore appliquer ceci aux parties de l'être animé. Si l'œil était l'animal, l'âme de l'animal serait aussi sa vue; car la vue est rationnellement l'essence de l'œil Mais l'œil est la matière de la vue ; et la vue venant à manquer, il n'y a plus d'œil, si ce n'est par homonymie, comme on appelle œil un œil de pierre, un œil en peinture. Il faut appliquer aussi ce qui est dit d'une partie du corps seulement, au corps vivant tout entier; car l'analogie d'une partie à une partie se retrouve pour la sensibilité tout entière, relativement au corps entier, qui sent en tant qu'il est sensible. §10. Or. ce n'est pas ce qui a perdu l'âme qui est en puissance l'être capable de vivre, mais c'est, au contraire, ce qui la possède. La semence et le fruit ne sont tel corps qu'en puissance. § 11. De même donc que la faculté de couper est l'essence de la hache, et que la vision est l'essence de l'œil, de même la veille est une réalité parfaite, une entéléchie; 413a et l'âme est comme la vue et comme la puissance de l'instrument. Le corps n'est que ce qui est en puissance; et de même que l'œil est à la fois la pupille et la vue, de même aussi l'âme et le corps sont ici l'animal.
§ 12. Il est donc clair que l'âme n'est pas séparée du corps, non plus qu'aucune de ses parties, si toutefois l'âme est divisée en parties; car il peut y avoir réalité parfaite, entéléchie, même de certaines parties. Mais certes rien n'empêche que quelques autres ne soient séparées, parce que ces parties ne sont les réalités parfaites, les entéléchies d'aucun corps. § 13. Mais ce qui reste obscur encore, c'est de savoir si l'âme est la réalité parfaite, l'entéléchie du corps, comme le passager est l'âme du vaisseau.
Tout ce qui a été dit jusqu'ici de l'âme ne doit guère être pris que comme une simple esquisse. (4)



Descartes donne au discours de la science de son époque une signification "A"' en en proposant une certaine reformu­lation.
Descartes méconnaît la dimension topique spécifique "A" puisqu' elle fonctionne négativement dans le topos  car­tésien de l'esprit et du corps.

L'âme n'est pas paire ou impaire en elle-même. Elle est affectée, elle est dotée d'une caractéristique. Carac­tère supplémentaire.

Il n'y a pas de vérité de l'âme en elle-même.

Du nombre on pourra dire qu'il est pair ou impair. De l'âme on ne pourrait pas le dire ?

Le fait que ça ne soit pas une caractéristique interne mais externe, amène que l'âme peut légitimement être tout autre chose qu'un nombre.

Une autre système d'articulation est possible où l'énoncé "l'âme est un nombre" donne lieu à une attribution qui fait accord.

L'âme est un nombre
                                    / est paire et impaire / Acte premier de rangement opéré par Descartes.

.

Et dans ce rangement cartésien, l' énoncé suivant est inadmi­sible. Car cela
suppose qu'il y ait un ailleurs logique

"L'âme est ceci"    "
le nombre est cela"

Impossibilité de cet énoncé pour Aristote comme Descartes ? Créer un autre espace où l'énoncé désavoué est possible, pour articuler entre eux différents espaces ? Serait-ce cela ma position philosophique ?

                                                               ............................


Avant d'entamer la lecture des vingt six séquences il con­viendrait, à notre sens, de prendre un peu de temps afin de nous attarder sur tout ce qu'implique la reconnaissance de l'action des topoi ?
Reprenons l'énoncé qu'Aristote conteste: "L'âme est un nombre".

Aristote cherche un topos qui puisse lui permettre de produire une reformulation qui ne puisse qu'être rejetée par l'énonciateur de "l'âme est un nombre".

Du nombre, Aristote en tire la parité et l'imparité. Tirer du nombre...  la formule est singulière. L'action ne porte à l'évidence pas sur le terme empirique que nous avons là, ici et maintenant, mais sur ce qu'on ne peut qu'ap­peler "un concept".

Dans le concept de nombre, en effet, nous trouvons, à côté d'une multiplicité d'autres propriétés, celle de l'im­parité et de la parité.

Seulement, si l'énonciateur initial utilise le concept de nombre, il ne saurait pas ce qu'il dit. Pourquoi avancer une proposition absurde qui sera nécessairement contestée par l'auditeur, et plus encore contestée par soi-même?

Une alternative s'offre à nous.

Soit nous nous engageons dans la voie qui admet sans problème que des énoncés faux ou absurdes puissent être pro­férés. Soit nous admettons que lorsque l'énonciateur avance le terme de "nombre", il ne comprend pas dans les propriétés numériques la parité et l'imparité.

Autrement dit, l'énonciateur n'avance pas le terme "nombre" au titre du concept de "nombre", mais selon une toute autre acceptation de ce terme. Par exemple, la proportion.
 
Admettre cette seconde hypothèse revient à contester la validité de l'opération aristotélicienne. Aristote transforme en concept ce qui n'est pas un concept, pour ensuite faire reconnaître que l'énoncé est incompatible avec le concept.. Nous pourrions ainsi contester Aristote, si seulement le
principal intéressé  ne concevait lui-même, 1e topos étant bien choisi, que l'énoncé d'Aristote est incontestable.

Nous sommes amenés à une hypothèse qui semble lourde. Si l'énonciateur initial utilise le terme nombre,dans une autre acception que sa conceptualité arithmétique, de façon légitime, tout aussi légitimement, il admet, en admettant 1'action du topos que le terme "nombre" peut apparaître comme le titre du concept "nombre", sans pour autant se con­tredire complètement.

Une telle hypothèse est improbable tant que l'on reste dans une acception unique du terme "nombre". Or pourquoi y aurait-il une acception unique? Pourquoi le terme "nombre" n'émargerait-il pas à différents univers de signification?

Ne serait-il pas le lieu d'une rencontre, voire d'un affron­tement entre plusieurs problématiques ?

Nous nous retrouvons, à ce point de notre interrogation,  très proches de la démarche effectuée dans les années 1930 en Russie soviétique par Bakhtine. Ce dernier, dans son ouvrage "La Poétique de Dostoïevski" propose le concept de "dialogisme" pour rendre compte de la rencontre dans un seul mot de multiples "voix" ou "discours" hétérogènes entre eux.

Pour Bakhtine, les mots sont par principe dialogiques et ne deviennent monologiques - monovocaux  - qu'au prix d'une opé­ration autoritaire d'exclusion menée par une voix contre les autres voix.

Adoptons le dialogisme bakhtinien dans ses grandes lignes.  (Il n'est pas dans notre propos ici de critiquer ce qui nous semble par ailleurs contestable chez Bakhtine).

Il est alors incontestable qu'à propos de l'énoncé "l'âme est un nombre", le topos n'agit pas sur le concept "Nombre" identifié au terme "Nombre", mais sur le terme en tant qu'il peut être rangé dans la conceptualité numérique.

Et Aristote, en le rangeant dans cette conceptualité numé­rique l'ôte d'un autre lieu de rangement. Précisément ce serait le topos qui assurerait dans 1'après-coup de son efficace le nouveau rangement adopté.

Ou, pour utiliser le jargon actuel, Aristote ôte le sig­nifiant "nombre" de sa chaîne signifiante initiale pour l'insérer dans une nouvelle chaine signifiante. A la suite, le nombre comme signifiant se caractériserait précisément par sa commune appar­tenance à une multiplicité de chaînes signifiantes.

En revenant à la terminologie un peu désuète du rangement, nous pouvons mieux discerner toute la différence qui existe entre un mot et une chose, au delà d'une similitude première.

J'ai une carte postale sous les yeux. Comment procède-t-on usuellement pour ranger les cartes postales en général et celle-là en particulier ? Je peux la ranger avec d'autres cartes postales. Je la con­sidère ainsi comme un élément dans l'ensemble "Carte postale".

Or cette carte postale peut m'intéresser autrement. Elle re­présente un paysage du Sud marocain, terres ocres, ciel d'un bleu de fournaise, kasbah au milieu des oliviers, presque au fond d'une vallée.

La carte postale change de statut. Elle deviènt élément d'un ensemble "Souvenirs du Maroc". Comme telle, elle sera punaisée dans le coin d'une pièce, cachée derrière un vase lui aussi marocain, égarée dans un recueil de poésie, etc..

Ou bien la carte postale est à envoyer à des amis et attend, indifférente,qu'on veuille s'en servir. Voilà autant de statuts et autant de rangements possibles pour cette carte postale.

Apparemment, elle serait aussi dialogique que le terme "nombre". La grande différence pourtant réside dans la matérialité de la carte postale, qui totalise l'ensemble de ses usages pos­sibles. Elle a pour fonction d'être envoyée à quelqu'un ou à soi-même, de représenter un paysage ou une scène témoignant d'un passage en un lieu et à un moment précis, d'être enfin un mode de courrier spécifique.

Or le terme "nombre" n'est rien par lui-même. Il n'est que ce qu'il est donné à être dans une chaîne signifiante.  Si nous privilégions un usage particulier d'une carte postale, nous lui ôtons en rien ses autres caractéristiques. Alors qu'une fois le terme "nombre" est rangé dans la concep­tualité numérique, il nous est très difficile de convoquer ce qu'il pourrait être d'autre. Pour rendre compte du terme "nombre", nous serions obligés de restituer la multiplicité des rangements - des chaînes signifiantes -  où il s'insère.

A tenter d'accomplir ce projet, nous nous apercevons que ce que le terme "nombre" perd en substance propre par rapport à la carte postale, il le regagne en plasticité. Autant la carte postale peut difficilement se ranger dans la pluralité des rangements possibles, autant le terme "nombre", grâce aux richesses de la rhétorique signifiera tout ce qu'on veut !

Ne tombons cependant pas dans l'opposition sommaire intérieur/extérieur. Comme chose, la "carte postale" renfermerait de façon intérieure toute ses multiplicités d'usage, comme mot le "nombre" conjoindrait la totalité de ses rangements extérieurs.

Il devient malaisé de raisoner, ici, avec le même singulier. Si nous pouvons dire "la" carte postale tout en comprenant l'en­semble de ses usages multiples, nous sommes obligés d'utiliser le pluriel pour rendre compte des différentes acceptions du terme "nombre". Osons ce barbarisme : "Les" "nombre".

Donc "les" "nombre" vont composer une nébuleuse ni vraiment intérieure, ni vraiment extérieure. Si la seule règle qui prévaut est l'accord de l'interlocuteur au topos qui caractérise un "Des" "nombre", il y aura cependant une multiplicité d'interlocuteurs donnant leur accord aux topoi caractérisant "les" ''nombre".

La question de l'essence du "nombre" n'a, ce faisant, plus de sens. Ce qui comptera désormais est la pertinence, la légi­timité, du choix d'un topos par rapport à un autre pour caractériser le "nombre". Pourquoi ce  topos là contre tous les autres topoi ?

Tout autant la "carte postale" peut être privilégiée dans un de ses usages. Elle peut valoir comme souvenir et n'être jamais envoyée. Son intériorité prend la figure de son inser­tion contextuelle extérieure. Néanmoins, jamais, il ne sera possible d'opposer en elle-même la photographie qui l'illustre et sa matérialité postale.

Entre "la" "carte postale" et "les" "nombre", entre la chose et "les" "mot",· le critère de distinction décisif n'est manifestement pas le dialogisme. "Les" "mot" comme "la" "chose" sont mul­tiples dans leurs usages et leurs significations. Ce qui est décisoire est la force d'exclusivisme permise par l'usage d'un topos  contre tous les autres topoi possibles. Au singulier "le" "nombre" n'est qu'une des facettes du concept "nombre", et la "carte postale" en-tant-que-chose ne pourra être dite que par une "Carte­ postale"- mot contre des centaines d'autres possibles.

Au bout de la course, ce que les mots retiennent des choses, ce sont les topoi communs à un usage, à une particu­larité, à une spécificité.

                                                                   .............................

Posséder une certitude première, acquise dans les tâton­nements expérimentaux, la reformulation d'hypothèses insuf­fisantes, l'exploration d'intuitions, etc.. et essayer d'en mesurer la portée, cela ne me semble pas être très philoso­phique. Rien ici qui commence. Au contraire, l'investigation est derrière, il n'y a plus que des problèmes d'exposition.

Las! Alors, autant parler librement, m'écrire comme à moi-même.

Tout ici commence, dans l'hésitation de l'écriture au seuil du cheminement à entreprendre. Marchons donc.

Ce qui me trouble ici profondément, je l'avoue, est le peu de poids de ce que j'ai fait mine d'avancer: le devenir­ philosophique donné à voir dans les ''Regulae ad Directionem Ingenii". Où avons-nous pris que ce texte est philosophique?

Descartes pourrait se moquer du syllogisme qui nous le fait croire.
·    Descartes est un philosophe
·    Les Règles ont été écrites par Descartes
·    Les Règles sont donc philosophiques
Est-ce la peine d'entreprendre des recherches historiques et patientes? Infirmer ou confirmer? Ne serait-ce pas faire de la rhétorique à partir d'une facilité déductive bien compré­hensible? Le mot est lâché: "Rhétorique". Tout est rhétorique dans ce premier chapitre. Ça ne veut pas dire que tout soit faux, ni que tout soit vrai. Simplement, j'ai dû payer un prix rhétorique et je ne suis pas sûr de l'avoir bien calculé. Sans doute est-ce ceci qui me consacre dans l'identité du phi­losophe, la défiance de la rhétorique et la quête d'un langage exact ou véridique.. !

J'ai sans doute le tort de me donner une image de la tradition plutôt banale et confortable.Du moins, elle est inévitablement entre moi et tous : quelque existant dont il faut faire quelque chose.

Je m'objecte que j'ai essayé d'aller y voir de plus près dans les Regulae et que j'y ai, avec autant de surprise que de satisfaction, vu avec autant de surprise que de satisfaction, les hésitations cartésiennes de la Règle XII. Est-ce l'indice du philosophique ? Et si la prémisse de départ ne se validait que par la pertinence du chemin qu'elle a permis de parcourir. Ainsi serait dite philosophique l'opé­ration qui, au topos  habituellement employé, va démontrer qu'un autre topos s'impose nécessairement. Ainsi Descartes démontre que la pratique des sciences et en particulier de l'arithmétique et de la géometrie est incorrecte lorsqu'elle s'appuie sur le topos "un objet/une science". C'est seule­ment avec le topos "Le tout vaut mieux que ses parties" que la pratique de l'ordre et de la mesure assure la rectitude de la science considérée comme une.

La dimension philosophique consiste-t-elle dans la comparaison entre deux topoi, dévalorisant celui qui pose "un objet/une science" et valorisant celui qui réalise la science par "l'unicité de l'esprit" ? Pourquoi le point de vue de comparaison reste-t-il univoque?

A quoi aboutit l'opération cartésienne? A produire un topos donné comme nécessairement véridique pour le dévelop­pement correct de la science. Pourquoi cette vérité serait-elle exclusive, puisqu'elle n'est que vérité d'une pratique, d'un topos entre autres. Réduit à ce que Descartes en fait, le topos adverse est méconnu. Il perd de son épaiseur, de sa réalité conflictuelle. Pire sa légitimité éventuelle est sa fausseté même , parce que, affirme Descartes, les sciences par­ticulières sont issues d'une méconnaissance interne à l'esprit lui-même.

Afin de valider l'existence d'un accord et d'un seul qui soit dominant, Descartes accrédite l'existence d'un accord, certes, mais minoré parce qu'improe. Cela peut se reformuler ainsi :

Etant donné un accord, par exemple "l'Esprit", l'orateur va affirmer implicitement "Moi seul satisfait à cet accord. Par contre l'autre s'en prévaut illégitimement parce qu'il en donne une forme erronée"

Ce type d'orateur, où le philosophe aspire à se ranger, refuse de parler en son nom propre afin de se présenter comme le médiateur de l'Auditoire. Dans le discours est alors mimée l'extériorité de cet Auditoire : s'il s'y révèle dans le "bon" discours, il reste méconnu, parce que illégitimement invoqué, dans le "mauvais" discours.

Le philosophe, en adoptant cette posture discursive, devient un sophiste hypocrite, voire tombe dans les rêts de la rhétorique religieuse.

La démarche préconisée ici, consiste non pas à atteindre le plus haut niveau de légitimité, mais à faire jouer à plein le mécanisme de bascule, de glissement de l'Auditoire d'un topos à un autre.

Si tout discours a un niveau de pertinence, la philo­sophie n'a pas à l'évaluer, en le constituant en moins par rapport au plus dont elle donne la norme. Plutôt, elle con­frontera ce discours à d'autres niveaux de pertinence, en déjouant les effets d'évidence afin de dégager les enjeux concrets dont ils sont les uns et les autres porteurs.

Si tout effet de vérité est relatif, la vérité n'est un leurre que dans la généralité. Elle n'est vraie que dans la singularité. Puisque tout discours possède un type d'ob­jectivité, la réalité se résoud en une articulation de réels disjoints car organisés par des topoi hétérogènes entre eux.

Il n'y a plus de discours illusoires. Tous sont véridiques, à condition de les restituer dans leurs perspectives. Il peut y avoir simultanéité d'accords-atouts; ils seront divergents et hétérogènes.

Jusqu'à maintenant, en gros, la philosophie a toujours accepté le présupposé qu'entre l'âne et le cheval, c'est l'âne qui a intérêt à se faire passer pour le cheval. Présupposé d'un simulacre de principe qu'elle se donne pour charge de déjouer.

Bien sûr, chacun de nos discours se présente comme porteur d'une évidence, d'une vérité, ou de façon rusée, d'une part de vérité.

L'évaluation classique opérée par la philosophie aboutit à transformer la rhétorique·quotidienne critiquée en un masque, qui se substitue à la vérité plus profonde que le philosophe révèle. Cela a donné à la philosophie son allure de légitimité méconnue qui révèle l'essence même du légitime lorsqu'elle dénude l'arlequin. Mettre chaque chose et chaque humain à sa juste place.

Affirmons au contraire que l'âne en son ordre n'est pas préoccupé de s'arroger les attributs du cheval. Finalement une telle préoccupation serait peut-être surtout celle du cheval qui veut instaurer l'ordre chevalin comme le seul légitime en trouvant une bonne raison de disqualifier les autres ordres.

En ce sens, la prétention chevaline, et aussi pla­tonicienne, donne une consistance à l'expression "idéologie".

Comme un discours qui tente de totalement hiérarchiser l'ensemble du champ discursif ne peut faire finalement que tomber sous le coup de sa limitation, cela aura pour effet de le faire définir comme "idéologique" par les autres dis­ cours. En ce sens, il n'y aura d'idéologie que venant des dominants. Contre Marx, posons que "l'idéologie dominée" n'existe pas.

Le danger, bien évidemment, consiste à ne prendre ce discours "idéologique" qu'au niveau du discours sans voir que "1'idéologie" n'est que la tentative de parachèvement d'une hiérarchisation très réelle des autres discours. 

(1) Parmi les éléments favorisant ce courant d'amélioration des conditions de travail, citons l'ANACT: Agence Natio­nale pour l'Amélioration des Conditions du Travail.
(2) J.L.MARION, Sur l'ontologie grise de Descartes, Ed.Vrin, p. 29-30.
(3) le Phédon Platon , 86 d,
(4) Traité de l'âme Livre second

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